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Critique de Presence


Ce tome contient un récit complet, indépendant de tout autre. Il est initialement paru en 1993, publié par Vertigo (la branche adulte de DC Comics), l'année de son démarrage. le récit a été conçu et écrit par John-Marc DeMatteis, dessiné et peint par Paul Johnson, avec un lettrage de Todd Klein. Cette réédition de 2015 contient également une préface sous la forme d'un dialogue entre DeMatteis et Johnson, les 10 premières pages de script de DeMatteis correspondant aux 28 premières pages du récit, les 61 pages de crayonnés pour le découpage du récit, 1 page de texte écrite par l'artiste expliquant sa méthode de travail, 18 pages de crayonnés et de peintures sans texte, et une postface de 2 pages écrites par Art Young, le responsable éditorial du projet en 1993.

Un homme est allongé dans un lit d'hôpital en Suisse. Il s'appelle Joshua Rose et a une cinquantaine d'années. Il est relié à tout un tas d'appareillages par des câbles et des tuyaux. Il a été victime d'une crise cardiaque il y a quelques jours. Il sent son esprit flotter indépendamment de son corps et il ne ressent aucun regret à quitter à quitter un plan d'existence peuplé d'êtres humains égoïstes et menteurs. Il avait atteint une position enviable en tous points (réussite professionnelle, salaire, épouse, enfants), et pourtant, à y réfléchir il n'y trouvait aucun sens, aucune valeur. Alors qu'il dérive dans les limbes, son attention est attirée par la silhouette d'une femme Mercy.

En Inde, au bord du Gange, Mercy rayonne de vitalité et de raison d'être. À New York, elle est une jeune femme sans domicile fixe qui dort dans la rue. À Paris, elle est une ballerine, gracieuse sur scène. En chine, c'est une vieille femme en train de repiquer du riz, le dos cassé en deux. En suivant cet esprit, il le voit intervenir auprès d'un couple aigri habitant dans la banlieue de Richmond en Angleterre, auprès d'un jeune adolescent dans une tribu brésilienne, et encore auprès d'une vieille femme noire à Brooklyn. Ses visions s'interrompent quand sa femme rend visite à son corps sans connaissance, puis reprennent après.

Le titre complet indique clairement la couleur : la miséricorde secoue le monde. En fonction du contexte, le mot Mercy peut aussi bien signifier miséricorde, clémence, ou encore pitié. le monde de Joshua Rose, ou la vision qu'il en a va vaciller sous la manifestation de la miséricorde. Cet étrange projet comics prend ses racines avec Disney. À l'époque, Disney voulait développer une branche comics pour adulte appelée Touchmark. Après quelques semaines de développement, il était évident que les projets soumis dépassaient les attentes du commanditaire, et les risques bien au-delà de ce qu'était prêt à tenter Disney. Par le biais du responsable éditorial Art Young, ces projets furent rapatriés pour le lancement de Vertigo, par Karen Berger.

En 1993, John-Marc DeMatteis a déjà réalisé 2 récits hors du commun pour Epic, la branche adulte de Marvel : Moonshadow avec Jon J. Muth et Blood: A tale avec Kent Williams. le lecteur sait que cet auteur dispose des compétences nécessaires pour réaliser un récit incroyable, déconnecté de toute influence superhéros. Paul Johnson est moins expérimenté, ayant à son actif London's dark de James Robinson, et la quatrième partie de The books of Magic de Neil Gaiman. Les documents supplémentaires permettent de se faire une idée du mode de travail peu usuel. JM DeMatteis a commencé par écrire un script d'une vingtaine de page (sans précision de découpage en nombre de pages par séquence) qu'il a transmis en toute confiance à l'artiste. Ce dernier lui a renvoyé une proposition de découpage sous forme de croquis. Après validation et remarque, il a réalisé les 61 pages de récit, à partir desquelles le scénariste a composé le récitatif de Joshua Rose. En effet, il n'y a pas de dialogue, juste le flux de pensée intérieur du protagoniste.

Comme l'annonce le titre, le lecteur ne s'attend pas à une intrigue, mais à la mise en oeuvre d'une allégorie. L'auteur présente le voyage astral de son personnage, comme un cheminement spirituel, au cours duquel il découvre une dimension de l'existence qu'il n'avait pas eu le loisir de percevoir avant. En introduction de son script, DeMatteis prend la précaution de préciser que Paul Johnson ne doit pas se sentir tenu par le découpage grossier qu'il propose et qu'il lui fait confiance pour proposer des solutions graphiques adaptées. Dans la page de postface qu'il a rédigé, l'artiste confirme qu'il a utilisé plusieurs techniques de dessins. Globalement chaque page bénéficie d'une mise en couleurs à la peinture directe, à une époque où l'infographie n'existait pas ou en était encore à ses balbutiements. Les différentes techniques employées évoquent aussi bien la gouache, que l'aquarelle, ou encore les crayons de couleur, en fonction des pages, et même des zones d'une feuille.

Paul Johnson peut aussi bien détourer les formes par un trait au crayon, encré ou non, que ne pas tracer de contours qui sont alors matérialisés par le passage d'une couleur à une autre. Il utilise parfois aussi les collages pour matérialiser une forme de fond, sur laquelle il va repasser en peinture. À la découverte de l'ouvrage, le mode de représentation de l'artiste déstabilise un peu. Il ne se cantonne pas à des dessins descriptifs dans une mise en page accolant sagement des cases rectangulaires bien ordonnées. Les couleurs ont tendance à se superposer, les dessins à se chevaucher, les cases à être de guingois. La deuxième page n'est pas figurative. Il faut donc un temps d'adaptation au lecteur pour se faire à la narration visuelle.

En fait, c'est surtout la présentation qui ne respecte pas le sage agencement des cases rectangulaires. Sinon, le lecteur se rend compte que plus de 80% des cases contiennent un dessin figuratif. le degré de détail de ce qui est représenté peut aller de l'esquisse au photoréalisme, en fonction de la nature de la séquence. Paul Johnson n'utilise pas d'icône, de schéma, ni de leitmotiv visuel. de temps à autre, il insère un arrière-plan non figuratif, ou une composition abstraite. La majeure partie du temps, il illustre de manière concrète ce que dit le monologue intérieur de Paul Johnson. C'est même un peu réducteur comme approche. Lorsque le lecteur parcourt les pages de script du scénariste, il découvre finalement la trame très précise du récit et se demande ce qu'apportent les images. Finalement l'artiste s'attache surtout à rendre concret les éléments du scénario comme Brooklyn ou la chambre d'hôpital. Il donne un point d'ancrage au texte qui court.

Le lecteur se dit que Paul Johnson aurait pu donner une dimension plus onirique ou plus mystique au récit, s'il ne s'en était pas tenu à la lettre. de la même manière, il constate que John-Marc DeMatteis n'a pas tiré tout le parti qu'il aurait pu des informations visuelles contenues dans les images. Il aurait pu alléger son texte en information concrète et se faire plus mystique, en installant des correspondances entre le registre de vocabulaire et ce qui est montré. Néanmoins, les 2 auteurs sont en bien en phase dans leur narration, et l'ambition du récit est déjà élevée. L'enjeu indiqué dès la première séquence est de confronter le matérialisme du protagoniste à une valeur morale participant de l'empathie, de la gentillesse et de la pitié. Un lecteur un peu cartésien ne verra dans ce récit qu'une forme déguisée de réflexion morale, s'appuyant sur des principes psychologiques basiques qui restent sous-entendus.

Cependant, texte et images offrent un voyage qu'il n'est pas possible de réduire à une psychanalyse de comptoir. Les images emmènent le lecteur dans un monde onirique dont les techniques expressionnistes génèrent des émotions allant du divertissement à l'empathie pour des individus banals. le texte de JM DeMatteis est assez léger : il s'agit de cellules de 2 ou 3 phrases, proscrivant les longs pavés. Il n'est pas possible de réduire la narration à un constat de type : ça fait plaisir de faire plaisir. Alors même que le scénariste ne développe pas profondément les autres personnages que celui de Joshua Rose, il sait en 2 ou 3 phrases transmettre leur état d'esprit, leur espoir, leur regret. le lecteur ressent leur situation, leur amertume, ou leur joie. La rédaction du texte touche le lecteur, lui parle de ses émotions, d'émotions universelles à l'échelle de la race humaine. Il y a là toute la sensibilité de l'auteur qui transparaît dans le choix de ses mots. Au travers de quelques cases, les autres personnages dépassent le stade de cliché (le bon sauvage, la pauvre petite vieille) pour se retrouver dans un environnement spécifique, une situation particulière, aboutissant à un comportement personnalisé. C'est ce qui fait toute la différence avec une enfilade de stéréotypes à la petite semaine sur la gentillesse, et une oeuvre touchante sur une qualité spirituelle qui change la vie de l'individu.

Parler de la nécessité d'être gentil avec autrui est un sujet affreusement naïf, pouvant devenir cucul sous une couche de bons sentiments moralisateurs. John-Marc DeMatteis et Paul Johnson sont en phase pour mettre en scène une commisération débarrassée de ses oripeaux moralisateurs ou même religieux. Il ne s'agit ni de tendre la main, ni de faire la charité, mais de transformer sa vision du monde grâce à une approche spirituelle. Loin de se rendre ridicules, ils emmènent le lecteur avec sur ce chemin d'éveil, avec une conviction tout en douceur.
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