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Critique de Presence


Ce tome contient une histoire complète indépendante de toute autre. Il regroupe les 4 épisodes de la minisérie, initialement parus en 2019, écrits par John-Marc DeMatteis, dessinés et encrés par Corin Howell, avec une mise en couleurs réalisée par James Delvin.

En avril 1969, Katherine Angela Sartori (17 ans) est en train de couler dans la baie de Sheepshed Bay, du sang s'écoulant d'une plaie béante au ventre. Dans sa tête, défile le refrain d'une chanson de Winston Burton : j'ai rencontré une fille qui m'a dit qu'elle était morte. Elle énonce son nom et indique qu'il s'agit du récit de sa mort, alors que derrière sa silhouette en train de se noyer apparaît le visage d'une femme verte, mais aussi le récit de sa résurrection. En avril 1969, l'été de l'amour est passé depuis 2 ans, mais Charles Manson n'a pas encore déchaîné sa folie meurtrière, et les Rolling Stones n'ont pas encore donné leur concert à Altamont en Californie du Nord. Katherine Sartori est à fond dans les écrits d'Herman Hesse (1877-1962), dans les théories de Timothy Leary (1920-1996) sur la drogue, et dans la capacité rédemptrice du rock. Elle ne respecte aucun horaire de fin de soirée, et ingère toutes les substances psychoactives qu'elle peut. Ce comportement n'est pas du goût de ses parents, opposés à ce style de vie et inquiets pour elle, ce qui stresse aussi sa petite soeur Lizabeth. Pendant les vacances de pâques, elle sort le soir, et croise madame Marcia Horowitz qui rentre de son travail de secrétariat et qui lui dit de faire attention.

Dehors elle rejoint ses 2 copines Wendy & Ana. Ensemble, elles se rendent au bar Capt. Cook, où les jeunes peuvent picoler et se défoncer tranquilles, bénéficiant de la tolérance des habitués adultes de l'établissement. L'acide qu'elle a pris une heure auparavant commence à faire effet, et elle se retrouve dans un début de mauvais trip. Elle sort prendre le frais et se fait accoster par Hugh Lansky, un sympathique jeune homme. Ils se promènent bras dessus, bras dessous, jusqu'au bord du fleuve. Elle éprouve la sensation qu'ils se comprennent parfaitement, qu'ils sont sur la même longueur d'onde. Elle l'embrasse et se rend compte qu'il l'a poignardé dans le ventre. Elle choit dans l'eau, par-dessus la rambarde. Elle se souvient de la chanson de Winston Burton et se rend compte qu'il parle d'elle, jeune fille en train de mourir. Elle ressort de l'eau, toujours avec l'impression d'être en partie défoncée, et dans une sorte de brouillard vert. Elle rentre jusqu'à l'appartement de ses parents qu'elle trouve mystérieusement désert. Elle s'assoit contre un mur le temps de se remettre la tête à l'endroit. Une femme l'interpelle pour savoir ce qu'elle fait dans son entrée. Voyant son état, elle lui prépare un thé, lui explique que la famille Sartori a déménagé depuis un bail, et Katherine voit un journal dont la date est celle de 2019.

Difficile de résister à l'attrait de cette histoire : elle est publiée par Dark Horse dans la gamme Berger Books, Karen Berger ayant été la responsable éditoriale de la ligne Vertigo Comics (la branche adulte de DC) de 1993 à 2013, et son scénariste est JM DeMatteis, connu pour La dernière chasse de Kraven, mais aussi Moonshadow, Blood, ou encore Savoir 28. le début est intriguant avec cette adolescente qui vit sa jeunesse en phase avec son époque : drogues et culture jeune, mourant dans la première page et annonçant que ce récit est celui de sa résurrection, de sa deuxième vie. le scénariste a construit son histoire sur la base d'un double mystère : pourquoi est-elle revenue à la vie ? Pourquoi Hugh Lansky l'a-t-il tué et veut-il la tuer une seconde fois ? Dès le départ, il ne fait aucun doute qu'un élément surnaturel est en jeu, certainement en lien avec cette mystérieuse femme à la peau verte dont la tenue évoque l'Inde. le lecteur observe donc Katherine Sartori en train d'essayer de comprendre ce qui lui est arrivé, de reprendre contact avec sa famille et de se retrouver en face d'elle-même, âgée de 68 ans. DeMatteis joue avec son lecteur ne révélant que très progressivement les règles du jeu. Il s'amuse à faire dire à Katherine que son nom de famille prend un R, pas comme Satori qui est le mot pour désigner la compréhension en japonais, et l'éveil dans le cadre du Zen. Ce double mystère constitue une dynamique très entraînante pour le récit, d'autant qu'il y a d'autres éléments fantastiques comme la femme verte, mais aussi des doppelgängers dont la forme perd parfois de la consistance comme s'ils étaient faits de glaise.

Corin Howell met cette histoire en images, avec des dessins réalistes et descriptifs, un peu simplifiés, avec quelques arrondis pas trop appuyés, les rendant très plaisants à l'oeil et faciles à lire. le lecteur voit bien qu'il s'agit d'une jeune femme, avec un visage ouvert et confiant où les émotions s'affichent encore assez franchement. L'artiste n'exagère pas ses formes, ne met pas en avant ses courbes, mais lui donne un langage corporel qui atteste du fait qu'il ne s'agit pas d'une petite fille. le lecteur peut d'ailleurs la comparer à Jenny, la petite fille de Katherine en 2019, dont l'apparence est bien celle d'une enfant de quatre ou cinq ans. La dessinatrice sait donner une apparence spécifique à chacun des personnages, qu'il s'agisse des différentes femmes (Katherine *2, Jenny, Marcia Horowitz) ou des personnages masculins. En particulier, les marques de l'âge sont nettement visibles sur Katherine en 2019 et sur Hugh Lansky la même année. Sans exagération, elle reproduit la mode des années hippie, et celle de la fin des années 2010. Lorsque la scène le justifie, elle appuie les expressions des visages, sinon elle reste dans un registre naturaliste avec des protagonistes qui sourient régulièrement. le lecteur éprouve tout de suite de l'empathie pour Katherine et sa personnalité ouverte, pour la jeune Jenny, ou encore pour Kenneth le mari de Katherine en 2019. La créature monstrueuse qui guide Hugh Lansky appartient à un registre plus fantastique et plus tout public, mais Lansky lui-même est montré comme un adulte préoccupé et tourmenté, réaliste.

Au fil des séquences, le lecteur se rend qu'il est facile de se projeter dans chaque lieu car l'artiste représente très régulièrement les environnements, n'usant qu'avec parcimonie de la facilité de ne pas dessiner les arrière-plans. Il peut ainsi se promener aux côtés de Katherine dans les rues de Brooklyn en 1969, regarder le fouillis entassé au fil des années par Marcia Horowitz dans son appartement, observer les autres voyageurs assis dans le train de banlieue, faire le tour des pièces du pavillon de banlieue à Katonah (hameau de l'état de New York), s'assoir sur les marches sur le devant d'un immeuble de West Village, jeter un regard dans la petite maison minable de Hugh Lansky, s'assoir sur un banc dans un jardin public pour regarder les enfants en train de jouer. James Devlin met en oeuvre une colorisation naturaliste, avec des tons un peu vifs, rendant la aussi les pages très agréables à la vue. de temps à autre, le lecteur constate que Corin Howell réussit une composition plus complexe : le visage de Katherine qui se détend au fur et à mesure qu'elle lâche prise alors qu'elle se noie, l'aspect féérique de la dame verte, l'assimilation des souvenirs d'elle-même par Katherine sous la forme d'images accolées dans un dessin en pleine page, la mise en scène de l'enlèvement furtif de Jenny dans le jardin d'enfants, ou encore le passage dans un autre état de conscience à travers une ouverture dont la forme rappelle celle d'un yoni.

Le lecteur se laisse donc facilement emmener dans l'histoire par les dessins agréables et la confiance qu'il a dans les talents d'écriture de JM DeMatteis. La narration est accompagnée par des cellules de texte donnant accès aux pensées de Katherine Sartori, soit ses émotions, soit le détail de sa réflexion, soit parfois des phrases semblant s'adresser directement au lecteur, avec le recul qu'elle a de savoir ce qui se passe après. le lecteur se dit dans un premier temps que le scénariste a choisi de montrer Katherine (17 ans) en 2009, de manière réaliste : les difficultés à expliquer sa situation à quelqu'un d'autre, la nécessité de prendre le train de banlieue, la difficulté d'assimiler les années passées entre 1969 et 2019 et tout ce qui a changé dans la société, mais aussi tout ce qu'ont entre-temps vécu les personnes qu'elles connaissaient en 1969. Il remarque bien que la dame verte constitue un élément fantastique, tout comme les doppelgängers en glaise, mais ils appartiennent à un autre registre. Il commence à se dire qu'il s'est fourvoyé dans la nature du registre narratif et dans les règles du jeu, quand Katherine trouve bien à propos une liasse de billets dans sa poche, ou quand sa penderie comprend toute une garde-robe contemporaine comme par magie. Bien sûr, ces mystères sont levés au cours du récit, et DeMatteis se montre assez facétieux en donnant 2 explications distinctes à plusieurs scènes d'écart. le degré de satisfaction du lecteur à la fin du récit dépend de ses attentes et de sa sensibilité. L'auteur a déroulé un récit avec une solide logique interne jusqu'au bout et a levé les deux principaux mystères. Il a développé deux thèmes principaux dont celui du pouvoir de l'esprit sur la réalité. S'il est plutôt cartésien, le lecteur éprouve quelques difficultés à se satisfaire de ce thème, s'il accepte de le prendre manière moins littérale, il trouve plus de satisfaction dans la dimension poétique du récit.

C'est l'histoire de Katherine (17 ans) mourant dans la première page du récit et revenant à la vie pour se retrouver projeté 50 ans dans le futur. JM DeMatteis & Corin Howell racontent leur histoire de manière simple et claire, avec une narration visuelle au service de l'histoire agréable à l'oeil sans être racoleuse, détaillée sans être empesée. le lecteur éprouve une forte curiosité de découvrir le fin mot de l'histoire, tout en s'attachant au personnage principal et à sa situation où cette adolescente se retrouve en mesure de contempler qu'elle a été / sera sa vie d'adulte. Il ne s'agit pas du récit le plus profond ou le plus expérimental de DeMatteis, mais sa poésie agit en douceur.
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