« Il dit que Paul me déteste, qu'il se roule par terre, qu'il me hait. Je vais chez eux. Mon fils se roule par terre. Il me hait. »
Le livre porte sur le délitement d'une relation, celle d'une mère et de son fils.
Les causes en sont multiples. Il y a le père de l'enfant qui, à tort ou à raison, se persuade de la toxicité de son ex-femme, et met tout en oeuvre pour l'empêcher de voir Paul. Il y a la société entière, institutionnelle et civile, — nous tous, en somme — qui, encore passablement empêtrée dans des représentations fausses et périmées de la maternité, se crispe face à
une femme ayant opté pour une existence marginale qui claque comme un bras d'honneur. Et il y a la mère qui, pour vivre une vraie vie, une vie d'ascète dépouillée à l'extrême, et non plus « une vie lamentable », est prête à payer le prix fort. Cette vie, elle l'a choisie, elle n'y renoncera pas. Car y renoncer, c'est mourir. J'ai pensé à Anna Karénine. Elle aussi doit renoncer à son fils unique et adoré. Elle aussi est maudite par le père de l'enfant, stigmatisée, marginalisée. Elle aussi lutte pour ne pas sombrer dans la folie. Il existe cependant une différence de taille entre les deux femmes : leur motivation n'est pas la même. Anna quitte tout pour l'amour d'
un homme, Constance quitte tout pour l'amour de la liberté. Anna cherche son salut en l'autre, Constance cherche son salut en elle et en elle seule.
Constance Debré fait de sa vie — de sa nouvelle vie — la matière de ses livres. Comme
Annie Ernaux dont elle pourrait reprendre à son compte cette phrase tirée du Jeune homme : « Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues ». Ou comme Angot, en moins obsessionnel. En moins redondant, aussi. Quoique des redondances, il y en a peut-être d'un livre à l'autre, mais si tel est le cas, ça ne m'a pas gênée. Peut-être parce que je n'ai lu que deux de ses livres, je ne suis pas encore lassée. Je suis loin d'être lassée en réalité, très loin. Je suis au contraire et à ma grande surprise incroyablement intéressée, limite envoûtée. Fascinée par cette langue âpre et crue qui va à l'essentiel. À l'os. Il faut être très attentif avec une telle langue parce que sa simplicité peut masquer aux yeux du lecteur distrait sa profonde richesse. Un peu comme un haïku. C'est tellement dénudé, un haïku, qu'il est parfois difficile d'en saisir toute la beauté, toute la signification. Avec
Constance Debré, j'ai été parfois déroutée, pressentant que je n'appréhendais pas dans leur totalité les implications de ce que je venais de lire.
Un exemple : son ex-mari réclame la garde exclusive de leur fils, la déchéance de son autorité parentale, et l'accuse, entre autres choses, d'inceste, ce qui suscite ce commentaire grinçant de l'intéressée :
« Ça claque, l'inceste. Un vrai crime de mec. Presque une reconnaissance pour une meuf. »
Au-delà de son air bravache que veut nous dire cette phrase au juste? Elle est choquante cette phrase, ça c'est indubitable. Parce qu'elle transforme une accusation gravissime en une sorte d'hommage. Mais si elle n'était là que pour choquer, ça ne serait pas très intéressant. Dix pages plus loin, le sens sous-jacent s'éclaire un peu :
« Ce qui m'intéresse dans l'homosexualité ce n'est pas les filles que je baise, c'est la fille que je deviens. Avec les hommes il y avait toujours une limite, ici j'ai tout l'espace que je veux, il me semble que je peux tout faire. »
Il y a d'autres indices bien sûr : les fringues, les tatouages, la coupe de cheveux, une manière d'être au monde. Bref, la lumière s'est enfin faite dans mon esprit : ce qu'elle veut
Constance Debré, c'est être un mec. Et pourquoi elle veut être un mec? Pour les potentialités que cela lui ouvre. Je me suis souvenue d'une interview donnée par la romancière
Belinda Cannone dans laquelle elle explique choisir pour ses romans des personnages principaux masculins en ce qu'ils peuvent porter, contrairement aux personnages féminins, des problématiques universelles. le masculin, c'est le neutre. Je pense que c'est la même motivation à l'oeuvre chez
Constance Debré, mais elle, ça n'est pas dans ses livres qu'elle veut être un mec, c'est dans sa vie : vivre et se comporter en mec, c'est briser le carcan qui assigne les femmes à une place contrainte, c'est être pleinement libre.
J'ai également pensé à Coleman Silk dans «
La tache » de
Philip Roth ou à Stella Vignes dans « L'autre moitié de soi » de Britt Bennett, deux personnages dont l'origine afro-américaine les condamne à une existence aux perspectives limitées, mais qui ont la particularité d'avoir la peau très claire. Aussi, Coleman et Stella choisissent-ils de changer d'identité et de devenir Blancs.
C'est incroyablement dur et exigeant de renoncer à une part de son identité, de renier tout ou partie de son passé. Il faut une volonté et une discipline de fer :
« Alors je nage tous les jours, je ne réfléchis même plus. Je le fais et puis c'est tout. C'est ma discipline, ma méthode, ma folie pour échapper à la folie. (…) C'est mon contrat avec moi-même. Mon seul engagement. Une question de vie ou de mort. le jour où j'arrête je tombe. (…) Chaque jour je me sauve. Bien sûr il faut recommencer le lendemain. »
Et bien sûr, ca ne suffit pas toujours :
« Avant je ne les voyais pas, je n'avais pas remarqué comme ils étaient nombreux, comme ils étaient partout, les enfants, toutes les sortes d'enfants, toute la gamme, les bébés, les trois-quatre ans, les six-huit, les dix-douze. J'ai l'impression qu'ils sont là pour moi, pour me narguer, un coup des dieux qui veulent se moquer de moi, me rappeler ce que j'arrive à peu près à oublier à force de discipline, me dire qu'elle sert à rien ma discipline, mes longueurs de piscine et toutes ces filles que je vois. Je fuis les enfants comme s'ils étaient des bombes à fragmentation, comme s'ils allaient m'exploser à la gueule, cribler mon corps de petits morceaux de métal coupant. »
La liberté, la vraie, celle où on est seul, sans attaches, dépossédé, pas celle que nous choisissons généralement et qui comporte plus ou moins de compromis, plus ou moins de faux-semblants, de grands et de petits attachements, est à ce prix. Mais ça vaut le coup, nous dit
Constance Debré.
« Alors oui comme ça, sans filet, marcher sur les toits, ça me plaît. (…) Peut-être qu'il ne vaut pas lourd mon romantisme à deux balles. Mais c'est comme ça. La vie tout confort et les frigos pleins, ça me donne envie de crever. »