Elisabeth Catez ou l'obsession de Dieu

Malraux nous prédit, à nous autres, que le XXIe siècle sera spirituel ou ne sera pas.
Il le sera. Si pour autant il n'oublie pas l'homme. C'est dans la peau de l'homme qu'il faut obstinément quêter l'esprit de Dieu. Car c'est dans l'homme que Dieu a choisi d'être. Dans l'homme charnel, limoneux, sableux et boueux. L'homme aux mains sales, au visage flétri, au souffle morne, l'homme avec en lui toutes ses sources de liquides fades ou aigres, sa bouche pleine de salive qui peut se faire crachat, ses veines pleines d'une course de sang poisseux qui peut se faire mortel, sa vessie pleine d'urine qui peut se faire humiliation, et c'est comme ça qu'il est beau, l'homme, dans le gris de sa cendre et le blanc sale de sa glaise, et c'est comme ça que le Fils de Dieu s'est fait homme - pas du tout comme quelqu'un qui se faufile dans un sac en se bouchant le nez, oh! que non, mais comme quelqu'un qui est le sac lui-même, avec ses fibres mal tissées, sa jute grossière, ses effilochages, ses gluances, sa poussière - j'aime l'humain, ma petite Élisabeth.
(p.25)

Ce que la psychiatrie moderne décrit sous le vocable de dépression réactionnelle, c'est-à-dire dépression consécutive à une rupture, une perte en général, s'est traduit chez Marie, après la mort de son premier fiancé, par d'innombrables montées d'angoisse. En l'absence de médicaments antidépresseurs, les déprimés d'alors se débattaient comme ils pouvaient pour survivre à ce mal que, faute de mieux, on appelait mélancolie. La plupart des hommes se réfugiaient dans l'alcool, les femmes dans une psychose feutrée.
Marie s'est apaisée en pratiquant, à la limite du scrupule, une vie chrétienne exemplaire. Elle s'est appliquée en somme à traiter non pas les symptômes mais la cause de sa détresse : Dieu, a-t-elle pensé, doit savoir ce qu'il permet et pourquoi il le permet. Ça ne l'a pas vraiment consolée, mais ça l'a retenue de porter contre la vie l'accusation de non-sens et d'absurdité.
(p.14)

[...] malgré l'accélération soudaine et inouïe de leur intelligence, les hommes de votre temps butèrent contre l'absurdité de leur condition. Ils ne furent en somme que des enfants réfléchissant sur l'enfance, et qui ne prendraient pas en compte la donnée de provisoire, la promesse de croissance et de métamorphose, qui s'attachent à cet état d'enfance. À moins de dix ans de son achèvement, il me semble que ce siècle est une ère écrasée, un à-plat auquel manque la troisième dimension, qui est celle du sens.
(p.24)