Citations sur Les démons de Berlin (18)
- Il y a trois sortes d'Allemands [...]. Les buveurs de schnaps en Prusse, les buveurs de vin en Rhénanie, les buveurs de bière en Bavière.
On ne fait preuve de courage que lorsqu'on est mort de trouille.
Au début, nous nous sommes servis du besoin et de la terreur, mais seulement au début. Après, nous avons utilisé l'amour, la camaraderie, la confiance, la loyauté, le soutien, toute la joie que procure l'appartenance au groupe et qui, utilisée d'une façon appropriée, est l'instrument de déshumanisation le plus terrible. Armée, SS, SA, Lebensborn, KdF, le Front du travail, BDM, Jeunesses Hitlériennes, NSDAP, des colonies, des fédérations, des associations... des groupes, des groupes et encore des groupes qui empêchent de réfléchir ou d'être "je", seulement "nous", des groupes pour lesquels se sacrifier, des groupes qui donnent du plaisir, étourdissent et annulent toute responsabilité individuelle, rachètent le péché, permettent d'être absolu et de ne pas affronter la mort seul, mein Herr. Une masse qui ne réfléchit pas, désinhibée, dissoute en Adolf Hitler, le nom d'un dieu qui recouvre ce que recouvrent tous les dieux : le besoin de sens, car tous étaient lui et il était tous les autres.
[…] Le Reich offrait son visage le plus terrible dans le chaos des routes, bloquées par un flot gris de véhicules et de réfugiés faméliques, exténués et terrorisés par les cris de Der Iwan kommt !
[…] – Et où se trouve la ligne de front ? Gracq partit d’un rire de dément, ouvrant ses énormes bras pour englober toute cette scène sanglante. Ses yeux brillaient comme s’il était sous l’emprise de drogues.
– Partout, torerito, partout. On ne peut plus sortir de Berlin. Les Popofs ont complètement encerclé la ville. Berlin, c’est déjà Stalingrad, un Kessel, un chaudron gigantesque, ha, ha, ha…
[…] Tel que l’avait envisagé un général allemand, on pouvait se rendre désormais du front de l’Est à celui de l’Ouest en S-Bahn.
Il lui remit une capsule de cyanure. – C’est une mort certaine, ajouta-t-il. – Toute mort est certaine, mein Hauptsturmführer, fit remarquer Arturo. Toute mort…
Ici ou là, des signes que les Furies étaient les sœurs d'Aphrodite, ire et beauté jaillissant d'une même source, preuve que les situations extrêmes sont toujours réversibles et qu'avec le temps chacun recommencerait à parler, à manger, à faire l'amour... suivant cette loi immuable et éternelle de l'oubli qui veut que les hommes n'apprennent jamais rien du passé, leur faculté d'adaptation et de changement les faisant toujours revenir au même point de départ.
Vous n'ignorez pas que le roi exécute toujours ceux qui l'ont vu pleurer quand il était prince.
Arturo esquissa un sourire. Il écarta sa main, toujours appuyée contre la porte.
- C'est dur, ces choses-là, tu sais ? avoua-t-il.
- Je sais, señor Andrade, mais il faut apprendre à abandonner.
- Abandonner, recommencer, sinon on ne pourrait pas grandir. Souffrir pour grandir, pour perdre l'innocence et devenir des êtres raisonnablement pervers, des hommes. Ca vaut la peine, toute cette douleur ?
- Je ne sais pas, mais il faut le faire.
- Tu as raison, il faut le faire.
- De toute façon, señor
Il hésita une seconde, mais se décida à parler :
-... l'amour, même quand on est seul à le ressentir, doit bien servir à quelque chose...
Arturo ne sut que répondre. Ils restèrent ainsi un moment.
Le corps ressentant le passage du temps.
Filtrant, tel du sable, à travers toute chose.
Se ruant sur l'aube.
p.327-328
L'espace d'un instant, [Hitler] soutint son regard ; sur ce visage grossier, les fascinants yeux gris-bleu qui avaient ensorcelé et asservi les foules n'avaient rien perdu de leur pouvoir hypnotique, et Arturo chercha à démasquer le monstre, à avoir une révélation sur l'essence du mal, un pourquoi transcendantal qui viendrait expliquer ses actes horripilants, mais, à sa grande confusion, il put seulement vérifier que c'était un homme comme les autres, en tout point semblable à lui, un être humain renfermant ce néant, ce désespoir que chacun abrite et contre lequel n'existe qu'une seule parade : l'illusion.
[C]e qui réveilla sa colère, ce ne fut pas leur misère, ni la malchance qui rampait autour de leurs personnes, pas plus que la faim qui les avait poussées à prendre des risques et à multiplier les larcins, ou ce long moment où elles étaient restées enterrées vivantes pour ne pas être emmenées dans un lieu plus terrible encore que la mort, mais l’absence, chez cette petite fille, de cette estime de soi infinie que possèdent les enfants, cette croyance primitive que le monde leur appartient, et avec lui, tout l’amour qu’il contient : cette conviction qu’ils ont le droit d’être aimés sans contrepartie. Parce que c’était bien cela, le plus grand crime de cette guerre infiniment criminelle : l’extirpation de l’innocence et, pis encore, la découverte de la mort autrement que par les rêves et les intuitions.
(p. 99)