Quelques pas vers la guerre

Les arbustes, rugueux en cette région, se teintaient de noir, et les oiseaux y allaient de leurs chants nuptiaux, parfaitement indifférents de la frontière humaine. À mesure que le soleil déclinait, les vallées encaissées se chargeaient d’obscurité, devenant pour les douze heures à venir des espaces encore davantage inaccessibles et insondables ; à l’échelle de géants. Des pentes vertigineuses chutaient sans ordre ni logique en de hautes falaises, déclinant comme les pentes des montagnes savent le faire, sans logique apparente, au rythme des éboulements de terrain. Plus la lumière déclinait, plus la fraîcheur s’affirmait, plus cet environnement démesuré revêtait un visage intimidant, comme si l’œil humain, victime de ses peurs et de ses faiblesses, ne pouvait y percevoir que des ombres inquiétantes, des mouvements menaçants, et, qu’en somme, en un lieu si brut et si austère l’homme ne pouvait vivre sans se sentir en péril.
Au cœur de ce massif, non loin de la ligne de crête, sur le versant yéménite, quatre hommes réunis autour d’un modeste feu ne tremblaient aucunement. Au contraire.

En fixant le brun mêlé de sombre des roches et des sables volcaniques, le vieil homme se rappelait certains propos entendus : « L’Arabie ? disait-on régulièrement autour de lui d’un ton outré, une terre de violence. »
N’embrassant du regard qu’avec plus d’amitié la côte si proche, le vieil homme ne bougeait pas de sa position. Toujours accoudé au bastingage, le dos arrondi, sans se donner aucune allure, le vieil homme ne songeait plus. À présent, il fixait sans ciller le devoir d’intrépidité et les exigences de la lutte pour la vérité, non comme des idées ou des concepts, mais comme des faits aussi tangibles que les deux pics rocheux gardant l’entrée de la baie. « Mais la violence ? Mais la violence ? » répétait-on régulièrement avec insistance…
Gandhi releva la tête. Les toutes premières odeurs de la terre, si présentes après une traversée en mer, stimulaient ses narines ; saine source de plaisir. En son esprit, deux convictions aussi inébranlables que la force de l’ahimsâ se côtoyaient, telles de solides cloches de fonte, au son simple mais résolu – sans ambiguïté. « Mieux vaut risquer la violence que l’émasculation de toute une génération », « je crois en vérité que s’il fallait absolument faire un choix entre la violence et la lâcheté, je conseillerais la violence… » se confortait-il en continuant d’embrasser du regard les sévères côtes de l’Arabie. Un sourire discret sur son visage, il la salua à mi-voix, en usant de ses mots à elle, si annonciateurs d’ahimsâ :
« Al salâmu ‘aleykûm. Que la paix soit sur vous. »

En comparaison de la phénoménale masse rocheuse, les avions de fer n’étaient que des points insignifiants. Minuscules. Deux mouches. Même leurs grondements furieux dégageaient une impression de futilité. Salim reconnaissait davantage d’assurance et de ressources dans le silence de l’imposante montagne. Il se plut enfin à la fixer du regard.
Une complicité se mit à luire au fond de ses yeux. Étonnement, le tonnerre des avions l’avait fait sursauter, le silence de la montagne le stabilisait. La masse rocheuse dressée, mutine et stable… oui, en voici une force !