Deleuze m'a déçu la première fois que je l'ai lu -dans son ouvrage sur
Foucault-, style trop conceptuel, abstrait, obscur. Je redoutais donc cette deuxième lecture, bien que partant d'une meilleure connaissance de l'oeuvre de
Nietzsche que de celle que j'avais de
Foucault à l'époque, j'avais peur de ramer de la même manière.
Éh bien ce ne fut pas le cas, je ne sais pas à quoi est imputable ce fait, à ma plus grande maturité littéraire et philosophique, me permettant d'aborder des
oeuvres plus ardues ? A ma meilleure connaissance de la pensée résumée ? Sans doute un peu des deux, toujours est-il que j'ai beaucoup appris à la lecture de cet ouvrage.
Je connaissais donc
Nietzsche pour avoir lu quelques unes de ses
oeuvres ainsi que certaines synthèses de sa pensée, mais à la lecture de ce
Nietzsche et la philosophie, force m'a été de constater que je n'en avais qu'une connaissance partielle, sinon tronquée sur certains points. C'est une pensée extrêmement difficile à cerner parce qu'elle est à considérer sous le prisme de
la volonté de puissance, qui est à diviser en deux parties -affirmative et négative-, ces deux parties qui sont elles-mêmes composées de forces opposées -actives et réactives. Mais tout se complique encore lorsque la négation et l'affirmation peuvent toutes deux exister dans un processus d'affirmation ou de négation qui les domine, autrement dit, la négation peut et doit exister dans l'affirmation. Bref, c'est peu dire que la mésinterprétation est possible, c'est encore moins dire que de déclarer qu'elle a eu lieu à de trop nombreuses reprises et qu'elle domine encore dans la critique de cette philosophie.
Deleuze nous expose toutes ces nuances avec une précision chirurgicale, bien que l'accessibilité de l'ouvrage en pâtisse, l'on ne peut renier la précision, parfois au dépend de la clarté, mais pour peu que l'on ait une connaissance sommaire de la pensée nietzschéenne, le problème est résolu. Car le plan de l'ouvrage est fait de telle sorte qu'il se décompose en trois parties dominantes qui sont des commentaires de livres de
Nietzsche : La naissance de la tragédie ;
La généalogie de la morale ;
Ainsi parlait Zarathoustra. La lecture préalable de ces
oeuvres, bien que non indispensable, facilite grandement la compréhension. Quoique, une fois la dernière page tournée, l'unique envie qui nous domine est celle de se replonger dans ces livres, fort de ces nouveaux outils d'interprétation.
Il est dit au dos de l'ouvrage qu'il est "une lumineuse introduction à l'oeuvre d'un philosophe trop souvent réduit au nihilisme" -à sa lecture, l'on se rend d'ailleurs compte que si
Nietzsche a eu un rapport avec le nihilisme, c'est un rapport d'ennemi à ennemi-, mais il est bien plus qu'une introduction, il est d'ailleurs peut-être un peu trop ardu pour être une introduction, il est une réelle synthèse brillamment menée d'une pensée difficile à appréhender et d'autant plus difficile à synthétiser. Deleuze se charge de cette épreuve avec un génie clairvoyant que je n'avais que peu eu l'occasion d'apprécier, la lecture de ce livre vous aidera sans aucun doute à, si ce n'est revoir totalement votre conception de cette pensée -ce qui est possible-, dissiper le brouillard présent sur quelques points embrumés de cette dernière -ce qui est certain.
Il faut être prêt avant de se lancer dans ce livre, la connaissance de certaines
oeuvres de
Nietzsche, si elle n'est pas une nécessité absolue à la compréhension, est largement préférable à la découverte au fil de la lecture. Il faut parfois s'accrocher, le vocabulaire employé est d'une précision chirurgicale et ne laisse aucun temps de repos à l'attention sous peine de négliger quelques points capitaux. Pour autant, la démarche reste très pédagogique et aucune partie n'est traité sommairement, il est courant de voir ressurgir les termes d'une analyse préalable, cette nouvelle évocation permettant de renforcer et consolider, ou même reprendre si nécessaire le développement de celle-ci.
Lire ce livre revient à planter une graine que l'on sait dur à entretenir, que l'on sait qu'elle interdit la moindre faute d'attention, mais les fruits naissants de l'arbre auquel elle donnera vie méritent amplement ce sacrifice. Car il m'apparaît maintenant évident, encore plus que durant le temps précédant cette lecture, que
Nietzsche est un génie ayant révolutionné la philosophie, Deleuze, prouvant sa capacité à synthétiser une telle pensée, n'a pas non plus volé la considération géniale dont il est désormais la cible de ma part. En effet, partant d'un tel esprit analytique et doté d'un regard aussi perçant, il a du lui aussi mettre au point une philosophie capable de m'apporter une infinité de beaux fruits tels que ceux qui poussent actuellement dans mon esprit sur le grand arbre qu'y occupe la pensée de
Nietzsche.