Lu en v.o. Cinco horas con Mario.
Voila un livre qui a sa sortie en 1966 a ete ressenti comme une bouffee d'air frais et a depuis ete salue comme un petit chef-d'oeuvre. Mais beaucoup d'eau et beaucoup d'encre ont coule sous les ponts depuis que Franco se targuait sur tous les murs d'avoir amene “25 Anos de Paz!”, 25 ans de paix, et que tout le monde savait que c'avaient ete 25 ans de baillonnement, 25 ans d'etouffement, et pour de tres nombreux 25 ans de malheur. Lu aujourd'hui, en plus de ses qualites litteraires j'y vois un document sociologique tres bien cible sur son temps, mais je n'irais pas jusqu'a le qualifier de chef-d'oeuvre.
Et c'est quoi ce livre? Un long monologue. le monologue d'une femme qui vient de perdre son mari, victime d'un infarctus. Une fois la famille et les amis venus presenter leurs condoleances partis, elle va le veiller toute la nuit, le veiller et lui parler, lui faire part, enfin, de ses doleances. Lui egrener tous les reproches qu'elle n'a jamais eu le courage de lui adresser en vie.
Son monologue, ses rancoeurs et ses reproches la devoilent: une petite bourgeoise que “l'ordre” franquiste tranquillise surement. En fait elle developpe un “dictionnaire des idees recues" de l'Espagne traditionnelle. Les femmes doivent aspirer a se bien marier et pas a faire des etudes. Elles doivent evidemment garder leur virginite pour leurs maris, apres une longue periode de fiancailles. Les pauvres doivent se contenter de leur sort. Ils sont necessaires; s'il n'y avait plus de pauvres, comment accomplirait-on le tres chretien commandement de charite? L'immobilite sociale est une volonte divine. Les protestants sont la gangrene de l'Espagne (fort heureusement, il n'y a plus de juifs) et les nouveaux papes, avec leurs conciles conciliants, affaiblissent les vrais chretiens. Les francs-macons, caches, essayent de saper les assises de toute societe saine et de semer partout l'anarchie, a leur seul profit. le bon ordre social c'est que “chacun reste a sa place".
Et c'est la que le bat la blesse et qu'elle se repand en reproches envers son defunt mari, Mario. Prof de lycee, il ecrit des articles qui lui valent des amendes quand ils ne sont pas censures. Il fraternise avec des pauvres et prone leur droit a l'ascension sociale. Il fait campagne pour des amnisties politiques. Pour lui les prostituees sont des victimes et non des pecheresses. Il denonce le nepotisme et la corruption des gens au pouvoir (les gens de sa classe, grands dieux!). Son integrite (pour elle fierte deplacee) lui a toujours interdit des flatteries a ceux qui auraient pu leur octroyer un plus grand appartement. Il n'a jamais accorde de l'importance a l'argent, a la richesse (il roulait a bicyclette, comme un vulgaire ouvrier!), la laissant rever ne serait-ce que d'une Seat 600 que pratiquement tout le monde pouvait se permettre deja. En plus il a toujours montre envers elle une trop grande pudeur, trop de retenue, quand elle a surement ete eduquee a apprecier une “hombria" plus accentuee, un machisme plus cru. Dans la rue elle rougissait (d'aise?) quand on lui lancait “que buena estas!”, “que tu es bonne!”, et dernierement elle a failli, malgre sa pruderie de façade, passer a l'acte avec un vieil ami qui l'avait toujours desiree, mais qui s'est repris au dernier moment. Et ce n'est qu'a la fin de son monologue qu'elle devoile cela et enjoint son defunt mari de croire qu'elle aurait de toutes facons arrete d'elle meme “je le jure par ce que tu as de plus sacre, Mario, crois moi! […] je deviendrai folle si tu ne me crois pas, […] ton pardon est pour moi une question de vie et de mort!” L'aimait-elle malgre tout? Ou simplement essaie-t-elle de rerentrer dans son credo tranquillisant? Cela reste ouvert a l'interpretation du lecteur. Et oui, il est possible qu'il y ait de l'amour, partage, entre deux personnes si dissemblables.
Mais je reviens a l'auteur, a Delibes. C'etait un chretien croyant qui avait lutte pendant la guerre civile dans les rangs des franquistes, mais qui avec le temps s'etait emu des tensions sociales, de la detresse que provoquait le regime. Pas un homme de gauche, surement pas un revolutionnaire, mais un liberal aux profondes inquietudes sociales, un catholique soutenant les changements promis par le concile
Vatican II. Avec ce livre il reussit le tour de force de critiquer le regime par les idees de ses supporters, pas en les attaquant de face mais en les ridiculisant un peu, avec une feinte innocence. Cela lui a permis de passer outre la censure et de donner un heros litteraire, Mario, aux espagnols baillonnes. Parce que ce livre, ils ont pu le lire, contrairement a d'autres oeuvres antifranquistes de l'epoque qui n'ont pu etre editees qu'a l'etranger et sont restees donc inconnues en Espagne jusqu'a la mort de Franco, comme
La peau de taureau de
Salvador Espriu ou
Pieces d'identite de
Juan Goytisolo. Alors ce livre, ils l'ont plebiscite.
Lu de nos jours il conserve sa valeur litteraire, due surtout au langage utilise, un langage parle mais pas trop bas, pas trop populaire, et il s'adjuge en plus une parure de temoignage sociologique sur son epoque, sur d'anciens courants d'idees et leur conflit avec le devenir.
P.S. Je dois avouer que jusqu'a ce precis instant j'etais gene par le fait que Delibes ait choisi une femme pour exprimer les idees et les croyances d'un conservatisme obtus. Et c'est seulement en ecrivant ces lignes – parce que j'ecris en francais – que je saisis que le prenom de cette femme n'a surement pas ete choisi par hasard. Carmen. Carmen n'est pas le nom avec lequel un illustre francais avait caracterise l'Espagne?
Et au fait, Delibes? Ah! Oui, son grand-pere etait francais.