Une femme trahie

Elle n’avait pas la moindre idée de l’endroit où il pouvait être ni de ce qui avait pu arriver.
Son esprit, évidemment, battait la campagne. Non qu’elle fût particulièrement alarmiste, mais ces dix heures d’attente avaient fini par avoir raison de son calme. Elle l’avait déjà imaginé gisant, inconscient, dans les bureaux déserts de Farro & Frye, victime d’une crise cardiaque ; il avait peut-être eu un accident ; un incendie avait ravagé la voiture – et lui avec ; ou bien il avait violemment heurté le pare-brise et, soudain amnésique, errait maintenant sur le bord de la route, sous cette pluie glacée de décembre, sans savoir où il se trouvait. Et pourquoi n’aurait-il pas été pris en otage par un drogué en manque dans une station-service ?

« Chaque année, le message est le même, mais il appartient malheureusement au domaine du rêve. La guerre fait rage au Moyen-Orient, perpétuée par la lâcheté de nos dirigeants qui, au nom de la diplomatie, maintiennent des positions incertaines et dangereuses. La drogue tue lentement nos enfants tandis que les bureaucrates, bien à l’abri derrière leurs bureaux, ruminent des idées stériles. Ulcérés par leur impuissance, nous décidons alors d’agir, mais la police nous réduit au silence devant une clinique d’avortement où sont assassinés des êtres trop petits pour se défendre eux-mêmes.

Alors où était-il ? Cette question l’obsédait. Encore une fois, son imagination lui fit envisager le pire. Jeff assassiné par un auto-stoppeur, massacré par des adeptes de la secte de Satan, enlevé par un vaisseau spatial… Les possibilités se bousculaient dans son esprit, toutes plus extravagantes les unes que les autres. Le genre de choses qui arrivait aux autres. Pas à elle. Et pas à Jeff. Jeff était l’homme le plus sérieux, le plus prévisible et le plus incorruptible qui fût. Ce qui rendait son absence d’autant plus inexplicable.

J’ai droit à une affaire intéressante par an, et encore. Vous, vous en avez tous les jours ; et après, vous profitez du prestige de l’orateur. Tout le monde vous admire, les jurés sont suspendus à vos lèvres, et la presse vous cite. Moi, je croupis dans un bureau, à m’abîmer les yeux sur des piles de rapports, dans l’anonymat le plus total. Et quand l’affaire est enfin classée, que tout le monde s’est félicité du dénouement, je n’ai plus qu’à rentrer dans mon appartement froid et vide.

S’il s’agissait d’être élégante, d’élever de beaux enfants, de tenir la maison, d’avoir une carrière florissante tout en s’assurant qu’il y ait toujours des chemises propres dans le placard, alors oui, elle avait été bonne pour Jeff. S’il s’agissait en revanche de dîner en tête à tête ou de passer un week-end entier avec lui, dans ce cas elle avait failli à son rôle d’épouse modèle.