Le château de Ménez-Run avait été bâti, au cours du XIe siècle, dans cette partie de la Cornouaille où s’étend la chaîne des Montagnes Noires, hauteurs granitiques dont le point culminant ne dépasse pas trois cent trente mètres. Il s’élevait sur un plateau rocheux, de trois côtés à pic sur une rivière étroite, aux eaux profondes, le quatrième protégé par une forêt demeurée presque aussi mystérieuse, presque aussi impénétrable aux non-initiés qu’elle devait l’être dans le temps où les druides venaient y cueillir le gui sacré et, un peu plus tard, quand les premiers rois de Cornouaille y chassaient l’auroch, l’ours et le loup.
Des hauteurs couvertes de chênes formaient autour du domaine un large demi-cercle, le protégeant des vents froids et ne laissant arriver que celui de la mer, généralement doux en ces parages. Cette situation faisait de Ménez-Run un lieu privilégié quant au climat. Toutefois, le château offrait le plus farouche aspect. Bâti en noir granit, il étendait autour du plateau ses murailles sombres, de place en place interrompues par des tours rondes à créneaux et dominées par un massif donjon.
[...] ... - "Gaspard !"
A cet appel, le jeune homme, qui marchait le front penché, le releva et eut un mouvement de surprise en reconnaissant Melle d'Erbannes ...
Il salua d'un air compassé et s'avança, sans empressement, pour répondre à l'appel de la blanche main.
- "Gaspard, écoutez ... Plus près ... Vous êtes fâché contre moi ?"
Froidement, il répondit :
- "Je ne le suis plus ; je vous ai oubliée."
Les lèvres peintes se serrèrent pendant quelques secondes ; dans les yeux bleus passa une lueur mauvaise qui, instantanément, fut remplacée par une expression de désespoir.
- "Oh ! Je pensais bien que vous deviez m'en vouloir tellement ! ... Et, pourtant, ce n'est pas ma faute ! Si vous saviez ! ... Oh ! Gaspard, il faut que je vous explique. Je ne puis laisser subsister en vous ce mépris immérité pour celle qui fut votre fiancée ... qui se considère toujours comme telle !"
Le regard, la voix, avaient une pathétique douceur. C'était là, toujours, cette Françoise qu'avait aimée Gaspard et qu'il ne pouvait encore, quoi qu'il prétendît, chasser complètement de son cœur ... cette Françoise habile comme une sirène et qui possédait la science innée de séduire les hommes. Aussi dut-il se raidir quelque peu, pour répondre avec une froideur mêlée de dédain :
- "Je supposais que vous aviez complètement oublié ce projet, parmi les distractions, les plaisirs ... et en recevant les hommages de plus hauts personnages que moi."
La physionomie de Françoise laissa voir la plus douloureuse surprise.
- "Quoi ? Que voulez-vous dire ? ... Oh ! Gaspard, je devine qu'on m'a décriée auprès de vous ! Aussi faut-il, plus que jamais, que je m'explique, que je me disculpe ! ... Trouvez-vous ce soir, à neuf heures, sous le porche de St-Germain-L'Auxerrois. Je viendrai vous retrouver ... et je vous prouverai que votre fiancée est innocente, qu'elle reste toujours la Françoise que vous aimiez ... Dites, vous promettez de venir ?" ... [...]
[...] ... Une porte fut ouverte tout à coup. Des éperons cliquetèrent. Le duc parut et vit l'homme étendu sur le tapis en pleine lumière. M. de Pelvéden souleva ses paupières qu'il tenait closes depuis quelque temps. Tout ce qu'un regard humain peut contenir de haine et de fureur se trouvait dans celui qu'il leva sur Wennaël.
- "Allons, baron de Pelvéden, voici venu le temps de payer vos lourdes dettes."
Dans le silence de la grande salle tiède et parfumée, la voix de Wennaël s'élevait, dure, nette, glacée.
Le maigre et jaune visage se contracta. La bouche mauvaise laissa échapper, dans un rictus de rage :
- "Je vous aurai fait du moins tout le mal que je pouvais, à vous et à ..."
Il s'interrompit ... Par la porte que Wennaël avait laissée ouverte, une femme entrait - une femme enveloppée de voiles blancs, qui venait silencieusement vers lui. Le baron murmura :
- "Madame de Tregunc !
- Oui, la veuve de celui que vous avez assassiné," dit M. de Rochelyse. "Elle vient assister à votre jugement, M. de Pelvéden." ... [...]
Curieuse figure, d'ailleurs, que celle de cet homme. Fils de Jean de Rochelyse, favori du roi Henri II, Wennaël avait été, en réalité, confié pour son éducation à son oncle Alain, marquis de Trégunc. Ce dernier, au cours d'un de ses voyages aux Indes, s'était marié avec une Hindoue de grande beauté, Adrâni, mais lors de la fameuse nuit de la Saint-Barthélemy, il avait été massacré. Adrâni, après la mort de son mari, était venue vivre auprès de Wennaël, qui héritait les biens de son oncle. Le jeune homme jura de ne connaître aucun repos avant d'avoir démasqué et châtié l'assassin de son oncle.