Citations sur En ce lieu enchanté (75)
J'ai lu quelque part qu'il y avait en effet en nous des choses trop petites pour être vues, des choses qui échappaient même parfois au microscope. Cela m'a donné à penser: s'il y a en nous des choses trop petites pour être vues, ne pourrait-il pas y avoir hors de nous de trop énormes pour être crues ?
De toute façon, le temps se mesure autrement qu'en comptant les jours. A l'extérieur, les gens pensent que ce sont les horloges qui donnent l'heure. Ils règlent leur réveil pour partir au travail et se lèvent quand l'affichage clignote à six heures du matin. Ils lèvent les yeux sur le mur du bureau qui leur indique que c'est l'heure de rentrer chez eux. La vérité, c'est que les horloges indiquent l'heure mais pas le temps. La mesure du temps, c'est le sens. (..) C'est le sens qui pousse les gens à se projeter dans l'avenir, c'est aussi lui qui les rattache au passé, et c'est ainsi qu'ils savent se placer dans l'univers.
Ce qui compte, c’est la fenêtre dans le mur du fond. En se tordant le coup, les détenus peuvent apercevoir le ciel. Houppettes blanches un jour, striés de rose un autre jour, les nuages, certains soirs, s’embrasent littéralement. Les avocats croient que leurs clients ont envie de les voir. Non, c’est pour la fenêtre qu’ils viennent.
Ce qui compte, c'est la fenêtre dans le mur du fond. En se tordant le cou, les détenus peuvent apercevoir le ciel. Houppettes blanches un jour, striées de rose un autre jour, les nuages, certains soirs, s'embrasent littéralement.
C'est pour cette fenêtre que les condamnés à mort se rendent au parloir pour rencontrer leurs avocats et leurs enquêteurs. Les avocats croient que leurs clients ont envie de les voir. Non, c'est pour la fenêtre qu'ils viennent. La visite terminée, lorsqu'ils sont reconduits enchaînés dans les profondeurs du donjon où ils passent leurs journées dans une cellule d'un mètre quatre-vingts sur deux mètres soixante, sans aération ni fenêtre, équipée d'un petit lit, d'une tinette éternellement maculée de brun et d'une ampoule défaillante dans sa cage de métal, les détenus peuvent se rappeler ce bout de ciel. Des mois, des années même passent parfois entre deux parloirs. Mais ils savent que, lors de ces rares visites, ils verront le ciel.
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La dame n'a pas encore perdu le son de la liberté. Quand elle rit, on entend le vent dans les arbres et l'eau qui éclabousse le trottoir. On se souvient de la douce caresse de la pluie sur le visage et du rire qui éclate en plein air, de toutes ces choses que dans ce donjon, nous ne pouvons jamais ressentir.
Comme c'est étrange que les morts pèsent plus que les vivants. On pourrait penser que c'est l'inverse, et pourtant non. C'est l'âme qui donne au corps sa légèreté, son caractère aérien. Lorsque l'âme le quitte, le corps n'a plus rien et ne souhaite plus que retourner à la terre. C'est pour cela qu'il est si lourd.
-" Il y a trop de douleur dans le monde, c'est cela le problème, dit-elle d'une voix étouffée."
C'est sa mère, cette femme aux cheveux clairsemés, au corps tassé. Cette femme à l'haleine de pommes mûres, aux seins écroulés. Une femme qui, des années durant, a laissé des hommes passer sa porte pour abuser de son enfant. Pas parce qu'elle était une mauvaise mère, mais pour une raison plus difficile à accepter : parce qu'elle ne voyait pas le problème.
Il passe ses doigts à travers la cage. C'est l'éternel geste d'espoir qui signifie "touche-moi".
Elle connaît le règlement. Les condamnés à mort n'ont pas droit au contact humain. Cela fait partie du châtiment. Ce seul geste pourrait lui couter son laisser-passer. Alors elle lui offre autre chose. Elle s'approche assez près pour qu'il puisse sentir la chaleur de son corps.
Le gardien la déteste. Mais comme nous l'aimons, la dame.
Les horloges indiquent l'heure mais pas le temps. La mesure du temps, c'est le sens.
"Je dois me lever pour aller travailler", ou "C'est l'heure du biberon". Ou encore "C'est l'année ou j'ai eu un cancer", ou "C'est le jour de mon anniversaire". Ou "Tu te souviens quand notre père est mort", ou "N'oublions pas de semer les navet au printemps".
C'est le sens qui pousse les gens à se projeter vers l'avenir, c'est aussi lui qui les rattache au passé, et c'est ainsi qu'ils savent se placer dans l'univers.
(...) [Dans le couloir de la mort], le temps passe mais ne compte pas. Je pourrais avoir une pendule, mais que m'indiquerait son cadran ? Rien.