Il ne faut jamais se souvenir, dit le conteur. C'est encore plus dangereux qu'espérer. Avec l'espoir, on peut s'arranger. On peut lui dire : passe devant. Ou au contraire : attends un peu derrière. Avec les souvenirs, rien à faire. Ils vous tiennent par la main, la taille, la tête. Si vous faites un pas, ils font un pas. Si vous vous arrêtez, ils s'arrêtent. Il existe des jumeaux monstrueux qui naissent collés l'un à l'autre. Le souvenir est un jumeaux monstrueux. Il ne vous lâche même pas la nuit. Si vous bougez dans votre sommeil, il bouge. Heureux celui qui n'a pas de passé.
"Ecoutez, écoutez la très belle histoire de l'étranger qui fut notre hôte et notre roi... Il arriva chez nous juste avant le soir, et chez nous le soir ne dure que très peu de temps. Il était jeune, mince, vêtu de kaki comme un soldat. Il ne parlait pas, il ne riait pas. Ses yeux avaient toujours l'air de chercher ailleurs... Qui aurait pu savoir la suite? Et qu'ailleurs était trop loin, un amour trop loin... "
Le jour va naître, dit le conteur. Pourquoi les exécutions n'ont jamais lieu le soir, mais à l'aube ? Parce que si quelqu'un doit être rayé de la liste des vivants, personne n'ose infliger le supplice au condamné de voir le jour se lever, les oiseaux se mettre à chanter avec les premiers rayons, les animaux domestiques s'ébrouer. Et on se parle, on se salue, on marche dans la rue, on discute de ses affaires, on s'appelle, on voit le soleil monter, on sent la vie reprendre, et la lumière éclaire la vie. Attendre, attendre sous le soleil jusqu'à la fin du jour ? Non, on exécute à l'aube, quand la vie n'a pas encore repris. Et parce que la nuit, c'est déjà la mort.
La nuit est venue d'un coup. Les étoiles ne sont pas à la place où les Européens ont l'habitude de les voir. D'autres constellations montent et traversent le ciel, portant d'autres noms de déesses et d'animaux. Dans l'Océan de la nuit l'arche de Noé navigue au-dessus de nous. Les Chiens courant, le Lion, l'Aigle, le Lézard, le Serpent rejoignent la vaste troupe des Ourses, du Cygne, du Scorpion et de la Chèvre qui brille d'un jaune d'or. Comment ne les entend-on pas aboyer, rugir, blatérer, feuler, rauquer, cancaner, glousser, barrir, hululer, siffler ? Une arche de Noé silencieuse, c'est tout à fait invraisemblable. C'est celle de la nuit et du ciel.
J'avais pourtant appris au cours de divers reportages dans les maquis qu'il ne faut jamais revenir par le chemin pris à l'aller. La forêt n'oublie rien. Même le plus discret sentier garde votre trace et les sensitives plus ou moins fermées indiquent l'heure de votre passage. Le sable n'oublie rien. On se croit seul dans le désert et trois paires d'yeux vous regardent. Les souvenirs vous guettent. Le passé est une perpétuelle embuscade.
"Un héros très discret" adapté du livre homonyme de Jean-François Deniau (bande-annonce) 1996