Comme bien d'autres lecteurs et spécialistes qui se sont penchés sur son oeuvre (
Luc Fraisse,
Gilles Deleuze,
Roland Barthes,
Vincent Descombes,
Anne Simon,
Maurice Merleau-Ponty,
Jean-Paul Sartre,
Pierre Macherey,
Jacques Bouveresse,
Paul Ricoeur,
Pierre Bayard…) nous apprenons qu'au-delà d'une chronique et d'une description à la fois minutieuse et distanciée de la société mondaine, le roman de
Marcel Proust est une véritable quête philosophique à la recherche de la vérité.
Pourtant, en dépit de son éclectisme, la démarche de
Proust à bien des égards s'écarte de la méthode philosophique qui se veut rationaliste par excellence, partant d'hypothèses, de réfutations et de déductions.
Loin de partir d'un postulat ou de concepts intellectuels,
Proust suit bien la ligne d'un récit romancé en s'appuyant sur ses souvenirs qui recréent un univers de sensations à partir desquelles entre en effervescence sa réflexion et ses questionnements sur les phénomènes qui, au-delà des signes premiers qu'ils émettent, renvoient au sens caché qu'il déchiffre et découvre comme une progression à travers une succession de voiles qui, jusqu'alors obscurcissaient sa vue et son entendement.
La recherche de la vérité apparait comme constituée de révélations au fil du roman bien plus que le résultat d'une démarche volontaire et philosophiquement construite. C'est par une démarche impressionniste, subjective et intuitive que
Marcel Proust parvient à débusquer les indices (les signes) qui le mènent progressivement à l'apparition d'une vérité nouvelle qu'un regard objectif aurait ignoré. Les apparences, généralement désignées comme trompeuses, deviennent son premier matériau. Mais il sait en faire pivoter les faces cachées comme un cube, en les exposant à une lumière nouvelle capable de discerner des diffractions interdites au regard ordinaire. Démarche plus familière au peintre qui joue de la subtilité des couleurs ou au musicien qui use des demi tons pour souligner la nuance, que celle d'un philosophe cartésien ou spinoziste s'appuyant sur une doctrine et des théorèmes. Paradoxalement, la vérité nait d'une suspension du jugement pour laisser place à la décantation des sens agissant comme le bain révélateur qui permet au cliché encore voilé de devenir une photographie au piqué irréprochable.
L'oeuvre de
Proust a servi de stimulant a de multiples analyses théoriques qui semblent n'avoir été développées que pour proposer de nouveaux développements à des disciplines jusqu'alors éloignées de la littérature. Si le propos de
Proust y trouve un foisonnement intellectuel d'explications et d'interprétations extraordinairement riches, il apparait, en revanche, perdre une partie de son authenticité.
Voilà, me semble-t-il pourquoi il convient de laisser
Marcel Proust à sa place, avec ses outils de romancier et de stylisticien et de le lire dans la poésie de l'instant où il nous fait revivre dans leur pleine richesse des sensations qui interpellent sa réflexion et la nôtre. Car le miracle réside bien dans ce dialogue intérieur, quand
Proust nous replonge dans notre propre expérience du temps et de la vie passée qui reprend sens dans cet exercice de recréation au présent. Dès lors, la vérité apparaît comme un processus d'imprégnation plus encore que le fruit de l'intelligence rationnellement conduite. Débarrassé des concepts et des a priori, l'art agit comme l'authentique révélateur de la vérité nourrie d'une constellation de signes réassemblés et désormais décryptés. Sur ce point,
Proust écrit : « Les impressions sont à l'écrivain ce que l'expérimentation est au savant, à la différence près que, pour le savant, le travail intellectuel vient d'abord, et pour l'écrivain, après ». Cette intelligence postérieure que
Pierre Macherey appelle à juste titre « intelligence de style » traduit plus adéquatement ce que recherchait
Proust quand il se rendait compte que « C'est la vie qui [...]nous permet de remarquer que ce qui est le plus important pour notre coeur, pour notre esprit, [...] que « l'intelligence n'est pas l'instrument le plus subtil, le plus puissant, le plus approprié pour saisir le vrai [...] Et alors, c'est l'intelligence elle-même qui, se rendant compte de leur supériorité, abdique, par raisonnement, devant elles, et accepte de devenir leur collaboratrice et leur servante. »
Dès lors, il nous faut admettre que malgré sa formation littéraire qui l'inscrirait davantage dans la lignée des classiques (
Dostoïevski,
Balzac,
Saint-Simon…) et son cursus en philosophie, l'écrivain ne saurait être réductible à ses études.
Proust romancier, s'il se fait essayiste à certains égards ne se réclame d'aucun courant philosophique majeur. Dieu, la morale, la religion ou les questions métaphysiques sont singulièrement mineurs dans son oeuvre où de nombreuses et longues disgressions nous renvoient à des poncifs qu'aurait pu partager monsieur Tout-Le-Monde. Sans jamais chercher à bâtir un système de pensée, même s'il y a une dimension démiurgique dans sa recréation du Temps, l'écrivain conserve son rôle d'éclaireur sur des vérités qui, bien que nées du passé, n'ont d'autre but que de construire une vision qui nous permet d'entrevoir le futur nouveau auquel il nous convie en achevant son roman.
Marcel Proust va devenir l'écrivain d'un livre qui ne dit pas encore son nom, ni son propos car pour être dicible et intelligible il lui faut s'inspirer du sensible dont il nous aura fourni les clés.
Roland Barthes assimile la Recherche du Temps Perdu à une galaxie infiniment explorable. Ainsi, en se référant à son propre livre intérieur,
Proust donne au lecteur toute liberté pour recréer à sa manière le livre extérieur voué à un nouvel exercice de recréation qui ne peut être confié qu'au lecteur. Dans la fameuse phrase de la vraie vie dans le Temps retrouvé,
Proust nous rappelle que la littérature doit en effet permettre d'explorer cette proximité lointaine entre le monde et soi pour révéler l'indicible.
Tout comme le narrateur anonyme dont se distingue l'auteur afin qui remplisse le rôle porte-parole de l'être humain qui le lit, Deleuze met en évidence le rôle du lecteur qui est ce tiers invisible devenant le nouvel interprète d'une l'oeuvre qui émet des signes à déchiffrer, à interpréter. Il n'y a pas d'apprenti qui ne soit « l'égyptologue » de quelque chose rajoute Deleuze. Malgré l'importance accordée à la reviviscence des souvenirs pour cerner la véritable réalité,
Proust en connait les faiblesses : « Notre mémoire, relativement à la complexité des impressions auxquelles elle a à faire face pendant que nous écoutons, est infime, aussi brève que la mémoire d'un homme qui en dormant pense mille choses qu'il oublie aussitôt, [...] « Si notre vie est vagabonde, notre mémoire est sédentaire » C'est pourquoi il s'appuie bien davantage sur révélation des signes qui nous font accéder à une vision du monde qui nous a peut-être échappé. La force de la Recherche écrit
Anne Simon est de nous rappeler qu'on ne peut philosopher sans se raconter des histoires dont les fragments mémoriels une fois soustraits à la contingence du temps permettent à
Proust de construire, comme une cathédrale, « l'édifice immense du souvenir ». Lui-même affirme sans détour : « je ne suis pas ce que je reçois mais ce que je construis » Il n'y a donc pas lieu de distinguer d'un côté l'introspection du moi réminiscent et le récit des autres, ni de catégoriser un
Proust romancier et un
Proust philosophe. L'essentiel repose bien dans l'appréhension de leurs relations par le discours et la sensorialité à l'instar d'un
Nerval ou d'un
Baudelaire dont l'esthétisme poétique des écrits « est plein de souvenirs engourdis »