Citations sur La prunelle de ses yeux (72)
N'oublies pas, fils, l'homme est un loup pour l'homme. Tu dois supplanter la meute.
La cécité est loin d'être telle que le supposent les voyants et de se borner à un voile noir, opaque et uniforme. En réalité, il n'y a pas une mais des cécités. Certains aveugles distinguent les couleurs, les ombres, les mouvements. D'autres aperçoivent une tête d'épingle au bout d'un tunnel sombre. Gabriel, quant à lui, est immergé dans un brouillard gris nuancé de blanc, parsemé de lumières éblouissantes en mouvement constant, comme s'il se tenait à la frontière d'une autre dimension d'où il ne savait revenir, et ne perçoit du monde qu'une forêt de masses informes dont seuls les sons lui rappellent que, jadis, il voyait. Si ce mur brumeux l'isole de la beauté, Gabriel reste à l'affût de tout le reste.
Le bonheur est un salaud, un fourbe, un traître qui ne dit son nom qu'une fois qu'il s'est enfui.
L'orgueil est un fléau, un carcan qu'on porte volontairement et qui avorte chez les autres n'importe quelle tentative de nous rapprocher, de toucher du cœur l'essentiel de votre être. Il endigue les larmes, muselle les mots d'amour ou les cris de désespoir et vous drape d'une solitude glacée qu'on prend pour la liberté.
Nul ne peut atteindre l'aube sans passer par le chemin de la nuit.
Se laisser impressionner par les escaliers, c'est se couper de la ville, d'une vie sociale. On lui a donc appris à s'y engager tête droite, corps en avant, en faisant confiance à ses jambes. Il avait trébuché, s'était rattrapé, était tombé, avait tout dévalé, mais il n'en était pas mort. Son formateur l'avait laissé se relever seul. Pour la victoire sur soi, afin qu'il comprenne que perdre un sens ne vous réduisait pas à être un handicapé pour autant, qu'il était toujours le même homme, même amoché. Ce n'était qu'en partie exact. Gabriel est loin d'être le même homme que celui qui a pris sa voiture le soir du drame.
-[...] J'ai du mal à respirer, mon cerveau s'oxygène mal. Et ce n'est pas le pire. Le plus dur, ce sont ces pensées horribles qui me paraissent constamment, cette douleur que je n'arrive pas à évacuer. J'ai l'impression d'être une boule de pus... Et le seul moment où tout ça disparaît, c'est quand je bois. La première gorgée m'apaise instantanément, comme si je poussais un cri interminable qui me purge et crève l'abcès. Et à chaque gorgée, il dégonfle, jusqu'à ce qu'il devienne anecdotique, que je l'oublie et que le monde soit à nouveau supportable.
- Je suis infirme...
- Infirme, toi ? Oh non. Juste aveugle. Et alors ? Ca avait l'air de la dégoûter ?
- Je suis vieux.
- Ah, ça ! plaisante-t-elle. Mais si ma fille est gérontophile, c'est son problème, pas le tien !
Il avait toujours asséné aux gens autour de lui que rien n'était insurmontable quand on savait comment « gérer ses priorités ». Quel imbécile ! Comment pouvait-il gérer la douleur ? La mort ? L'abandon ? Le renoncement à ses yeux, à sa paternité, à sa vie d'homme ? Ah ! Toutes les conneries qu'on peut raconter quand on ne sait rien, quand tout va bien ! Toutes ces leçons creuses et arrogantes qu'on se permet de donner quand on se croit parfait ! Mais à l'épreuve de la fatalité et de sa cruauté glaçante, quand on réalise qu'on est tout aussi impuissant que les autres, on saisit sa prétention, sa bêtise, son ignorance.
(p. 239-240)
[ 2003 ]
C'est comme si ce pan de l'Histoire allait se jouer sans moi. Peut-être ne suis-je qu'un gosse de riche trop gâté pour comprendre l'époque dans laquelle il vit ? Le chômage, l'insécurité, l'immigration... ces thèmes chers à Jean-Marie Le Pen qui ont bien failli le propulser à la présidence, je les connais, mais je sais que je n'y serai jamais confronté. Je suis un privilégié et je me dégoûte pour cela. Je suis venu au monde pour faire partie de son élite et priver le reste de la population de tout espoir de sortir de sa condition ou remettre la mienne en question. Je ne suis qu'un sale petit merdeux élevé dans du coton, je ne vaux guère mieux que ces bouffons ridicules et pétris de vanité dont je me suis juré de détruire la vie...
(p 63-64)