Attention, livre important. Dans Soirs de fête,
Mathieu Deslandes raconte l'histoire de sa grand-mère telle qu'il a pu la reconstituer après une enquête auprès de personnes qui peuvent encore raconter ce qui lui est arrivé. Un
soir de fête dans les années 20, des hommes enivrés, des femmes qui les suivent, tout le monde s'amuse, puis, sans transition, dans l'ombre de fourrés ou de coins discrets, des rapports sexuels pour lesquels le consentement n'est pas clair, qui sont invisibles et sans lendemain. du moins, ils le restent pour les hommes, mais ils sont rendus visibles pour les femmes neuf mois plus tard. Pour autant, ont-elles jamais eu l'idée de se dire victimes d'un viol ? de se concevoir comme telles ? Non. La zone grise est un mot qui désigne ce qui n'est jamais désigné : il n'y a pas de mot parce que personne, pas même les femmes concernées dans leur intégrité physique, ne pense qu'il y a un phénomène à qualifier. On ne nomme pas ce qui n'existe pas !
Dans
King kong théorie,
Virginie Despentes ne parle pas de ces zones grises, mais elle avance deux pistes très convaincantes qui font comprendre pourquoi elles existent, et simultanément, pourquoi elles n'étaient pas nommées. Qui font comprendre pourquoi nous sommes dans la confusion quand il s'agit de trouver la frontière entre viol et rapport sexuel consenti. Pourtant, ces deux termes existent et sont clairement définis comme étant l'inverse l'un de l'autre : la frontière n'est-elle pas archi-claire ? Sur le papier, oui, mais dans la réalité, c'est pire que confus : c'est escamoté. Or, dans ce genre de cas, il y a fort à parier qu'on est en présence d'un paradoxe, de ce qu'on appelle double contrainte, ou injonction paradoxale : la rencontre de deux injonctions qui revêtent le même caractère obligatoire, mais qui sont en contradiction, si bien qu'on ne peut pas obéir à l'une sans désobéir à l'autre, alors que désobéir à l'une ou à l'autre est puni.
Et ce n'est pas une, mais deux doubles contraintes que
Virginie Despentes met à plat.
D'abord, le viol est officiellement condamné comme acte déviant ; c'est un crime aux yeux de la loi. Pourtant, il est "omniprésent dans les arts, depuis l'Antiquité, représenté par les textes, les statues, les peintures, une constante à travers les siècles". Elle cite
Les Métamorphoses d'
Ovide ; on pourrait ajouter qu'il n'est pas qualifié comme tel dans les arts, bien sûr, mais qu'il apparaît sous forme de séduction ou de mythes où des bergères (des princesses) sont enlevées par des princes (des Dieux). Il est donc omniprésent dans la culture légitime, celle que nous apprenons à l'école. Mais alors : si on obéit à la loi, alors on désobéit à la culture, et vice-versa. Or, on ne peut pas désobéir à la loi sans risquer d'être puni, et même si on se désintéresse de la culture légitime, elle reste quand même légitime.
Impasse...
Ensuite, d'un côté, une femme doit estimer qu'un viol, c'est très grave ; de l'autre, une femme ne doit pas se défendre. Mais alors : si elle obéit au premier terme et tire réellement les conséquences de l'idée qu'un viol est grave, alors elle doit se défendre, donc désobéir au deuxième terme ; si elle obéit au deuxième terme et ne se défend pas, alors elle agit comme si un viol n'était pas grave, et elle désobéit au premier terme. Or, les deux injonctions possèdent la même force de normes intégrées dès l'enfance.
Impasse, de nouveau...
Une fois mis à plat, les deux paradoxes explicités par
Virginie Despentes sont flagrants ; mais ils ne sont jamais mis à plat, puisque chacun de leurs termes "va de soi", si bien qu'ils ne sont jamais rapprochés. Ce sont donc de véritables impasses de la pensée ; or, comment nommer des impasses de la pensée tant que personne ne les met en évidence ?
Jusqu'à présent, on sortait de ces impasses par le bas, en concluant qu'en-dehors de contextes de violence avérés (et encore), il n'y avait tout simplement jamais viol, mais rapports entre adultes consentants, qui jouaient chacun leur rôle de manière assumée.
Avec la notion de zone grise, on en sort par le haut. Enfin, un mot existe, pour dire que si, c'est possible qu'un acte déviant soit banalisé, pour sortir de l'impossibilité de penser à la fois la loi et la culture, à la fois la banalisation et l'interdiction de la violence. Pour dire que si, c'est possible de ne pas se défendre d'une situation qu'on sait pourtant criminelle. Alors quand des auteurs comme
Mathieu Deslandes en prennent conscience et racontent des histoires tellement normales et banales qu'on ne songeait même pas à les raconter, pour mettre en évidence leur caractère déviant, on est frappé par l'évidence : l'entourage de ces femmes, leurs descendants, tout le monde, y compris nous, a été pris dans une zone grise de la pensée. On écoute les témoignages en étant simultanément stupéfaits de nous dire "ça alors, mais oui, là il y a zone grise", et de réaliser que nous l'avions toujours su - mais inconsciemment.
A partir de là, toutes les nuances deviennent possibles, et on peut restituer à la réalité sa richesse. C'est bien comme ça que j'ai lu
Soir de fête. Comme un roman, mais pas comme une fiction. D'ailleurs, il se termine par un texte de
Zineb Dryef, la compagne de l'auteur, déjà auteure d'un documentaire sur les zones grises. Elle passe par sa propre histoire et ses propres souvenirs pour resituer le livre dans une réflexion plus théorique sur ce qui nous arrive, collectivement. Ce texte, vraiment lumineux, répond au roman qui le précède et lui donne la profondeur de la théorisation. Il pourrait se lire seul (même si ce serait dommage).
D'accord, pas d'accord ? J'ai presque envie d'ajouter que ce n'est même pas la question, tant il me paraît avant tout important de sortir de toutes les zones où il y a impossibilité de penser. Quand je vous disais que c'est un livre important !