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Critique de Rodin_Marcel


Desmurget Michel – "La fabrique du crétin digital : les dangers des écrans pour nos enfants" – Seuil, 2019 (ISBN 978-2-02-142331-0)
– format 22x15cm, 430p. – Notes bibliogr. pp. 347-424

Grosse déception à la lecture de ce livre qui bénéficia d'un tapage médiatique disproportionné ; quant à l'attribution du prix "femina essai", elle résulte fort probablement de copinages, à moins qu'aucun membre du jury n'ait réellement lu ce piètre ouvrage.

La quatrième de couverture affirme que "ce livre [...] est celui d'un homme en colère" : il se trouve que ce livre m'a vraiment mis en colère, pour plusieurs raisons.

D'abord, parce qu'il est – pour le moins et en restant poli – très mal écrit, alors que l'auteur n'est plus de première jeunesse, a déjà publié d'autres ouvrages grand public, et nous est présenté comme "docteur en neurosciences et directeur de recherche à l'INSERM".
Connaissant bien le milieu de la recherche scientifique franchouillarde, je me doute que ce personnage a la vilaine habitude d'assurer ses revenus et ses avancements en publiant le fruit de ses prodigieuses recherches exclusivement en anglais (un sabir anglais si relatif qu'Elsevier impose depuis quelques années une réécriture par un "nativ" des articles produits par nos chercheurs hexagonaux), mais ce n'est tout de même pas une raison pour tomber à un niveau si bas de formulation en français, la langue des contribuables qui assurent lesdits revenus.
Et je n'ose même pas penser à ce que doivent subir les patients d'un docteur en "neurosciences" formulant si maladroitement ses pensées dans sa langue d'origine. le fait de recourir ça et là à de lourdes antiphrases n'améliore pas la compréhension du texte : il faut disposer d'une plume leste et maligne lorsque l'on tient à mobiliser ce procédé d'écriture !
A moins qu'il ne s'agisse tout simplement d'un texte quasiment à l'état de brouillon, non revu, non relu, bâclé ?

Ensuite parce que le texte est tellement mal construit qu'une bonne partie en est carrément hors sujet par rapport au titre racoleur s'étalant sur la couverture.
Toute la première partie (pp. 33-174, soit tout de même 141 pages, soit un bon tiers de l'ouvrage) est en effet consacrée au problème – certes important mais très marginal par rapport au sujet annoncé –, de la distorsion systématique voire de l'imposture consciente, pratiquées par les médias grand public lorsqu'il s'agit de torpiller les résultats solides des recherches scientifiques pour complaire à leurs bailleurs de fonds (les publicitaires et détenteurs des capitaux finançant lesdits médias).
L'auteur s'étend longuement sur ce point, s'égare en narrations verbeuses de cas fumeux, là où deux ou trois exemples bien choisis suffisent largement, car le lecteur n'est pas un crétin (les pages 15 à 32 n'avaient guère besoin d'être suivies de cette indigeste démonstration). La sixième phrase de son "épilogue" (p. 339) le reconnaît : "au début [ce livre n'était porté que par] une recherche bibliographique parcellaire".

Pire encore, l'auteur affaiblit lui-même considérablement son propos en l'étayant dans la majorité des cas d'études exclusivement états-unisiennes. Il s'en défend en prétendant que seuls les USA auraient procédé à des suivis de cohortes suffisamment nombreuses pour être pertinentes. Ce faisant, comme l'écrasante majorité de ses collègues européens, il avoue ne jamais consulter autre chose que les sources anglo-saxonnes limitées aux USA, avec quelques rares incursions au Canada, Royaume-Uni ou Australie (cf son invocation dans la note de la p.21 de Pubmed et du Web of science, ce que reflète la "bibliographie" figurant en fin de volume.

Car l'ouvrage se termine bel et bien par une séquence baptisée "bibliographie" s'étalant de la page 347 à la page 424, soit 77 pages de références bibliographiques !
Malheureusement, et un chercheur le sait fort bien, une liste de références des sources citées au fil du texte ne constitue en aucun cas une bibliographie : ces "notes bibliographique" figurent généralement là où elles doivent se trouver, c'est-à-dire en bas de la page concernée, de façon à ce que le lecteur puisse immédiatement vérifier la pertinence du propos énoncé.
Pour ne prendre qu'un exemple, le lecteur devrait fastidieusement se reporter aux notes de fin de volume pour connaître la nature exacte des statistiques citées pp. 191-198 : de quelle population parle l'auteur ?
Qui de l'éditeur ou de l'auteur a ainsi voulu "dégager" le texte pour le "simplifier" (dans le but certainement de "s'adapter" au lecteur pris pour un crétin) ? Admettons. Mais il n'en reste pas moins que ces "notes bibliographiques" auraient pu et du être suivies d'une véritable bibliographie critique, organisée et classifiée.

Reste donc la "deuxième partie" (s'étendant des pages 177 à 346, soit 169 pages, moins de la moitié de l'ouvrage) réservée – enfin – à l'étude du sujet annoncé.
Cette étude pêche encore une fois par l'abondance de références états-unisiennes.
C'est très gênant lorsque l'on prétend étudier les moeurs des jeunes générations : malgré la standardisation mondiale menée délibérément au pas de charge par nos "élites" hors sol largement subjuguées par le modèle états-unisien, les systèmes éducatifs et les moeurs locales assurent encore (pour combien de générations humaines ?) suffisamment de différenciation pour que le recours à des références principalement anglo-saxonnes suffise à affaiblir considérablement la valeur de la démonstration effectuée par l'auteur.
L'évocation d'études scientifiques d'origines à tout le moins européennes (les recherches menées dans d'autres pays de l'UE sont quasi totalement absentes), voire franco-françaises, seraient certainement plus convaincantes.

Autre défaut majeur : l'auteur vitupère, mobilise un langage émotionnel, et tombe dans un verbiage envahissant qui limite drastiquement la place disponible pour l'exposé de données concrètes intéressant réellement le sujet. L'auteur se réfugie dans des statistiques générales, et ne fait qu'enfoncer des portes ouvertes connues de tous les parents. Oui, la télévision est faite pour abrutir les gens, et les écrans de toute nature sont délibérément conçus pour renforcer, accentuer et amplifier le phénomène – le "temps de cerveau disponible" pour Coca-Cola remonte à quelques décennies !
Et l'hypocrisie du pseudo "effet éducatif" est un argument que tous les parents connaissent également : le web charrie 90% de contenus nauséabonds pour à peu près 10% de contenus intellectuels, ces derniers servant de justificatif à une emprise de plus en plus tentaculaire. Avec la crise du corona-virus, les GAFA se targuent même de sauver le monde en remplaçant carrément les contacts humains réels par des conférences virtuelles, et en assurant être à même d'espionner minute par minute les déplacements des connectés "pour mieux les connaître" et leur "suggérer" ce qui ne manquera pas de "faire leur bonheur". Tout cela est connu, il suffit par exemple de lire "la silicolonisation du monde".

De telle sorte que, tout à ses vitupérations, l'auteur se limite à des lieux communs, et ne procède à aucune contextualisation de son propos, ni dans la profondeur historique, ni dans les autres secteurs touchés.

Manque ainsi (pour ne prendre qu'un exemple), une mise en perspective historique étudiant le lien entre la création puis la diffusion de la télévision dans les années soixante de ma jeunesse (débuts de la massification de l'écran) et l'urbanisation massive des populations des pays dits développés, urbanisation accompagnée de la destruction systématique des emplois indépendants (artisans, commerçants, agriculteurs) et de la systématisation de l'emploi salarié urbain à l'origine du "temps libre" exploité pour abrutir une population travaillant désormais à heures fixes et confinée dans des cage-à-lapins pompeusement nommés "appartements".
L'irruption de l'écran de télévision coïncide avec la déresponsabilisation systématique de vastes franges populaires.

L'auteur faisant souvent allusion à l'hypocrite cynisme des publicitaires, on ne peut qu'être surpris de l'absence totale de la moindre allusion aux combines de l'industrie du tabac, comme l'archétypale campagne orchestrée par Edwards Bernay (torches of freedom – torches de la liberté), le cow-boy de Marlboro, l'utilisation cynique et délibérée du menthol pour faire fumer la jeunesse (il aura fallu plus de trente années pour que la France se décide à interdire cette saleté ce 20 mai 2020 !!!), avec pour point commun la complicité de toute la classe dominante même – surtout – "contestataire" (cf la célèbre photo de Brel, Brassens, Ferré ou encore – pour ces dames "libérées" – les Sagan et autres Beauvoir, sans oublier Sartre, le cigare de Castro etc).

Pas de réflexion approfondie non plus sur l'abyssale dégradation de l'accompagnement sonore (on ne parle plus de musique mais de bande son ou de la si bien dénommée "techno"), réduit à un vacarme épouvantable diffusé par des "murs de son".
Cconcernant plus spécifiquement l'endoctrinement de "la jeunesse" vers un système de valeurs privilégiant l'abrutissement, pas un mot non plus sur le lien entre ces jeux vidéo violents / pornographiques et le matraquage de ces stars et "concerts de rock" à la Madonna (encore la cigarette, en plus du jeté de culotte) et autres Rihanna/Shakira, les décibels accompagnant la consommation sous-jacente de "pétards", car la drogue a pris le relai de la cigarette comme corollaire de ces postures "libérées" sciemment manipulées par le pouvoir politique de tout bord.

Cet ouvrage lapidaire, mal écrit, mal construit, dessert totalement la cause qu'il prétend servir : c'est vraiment, vraiment dommage tant l'importance du sujet mérite des études autrement plus sérieuses, dans la continuité par exemple du livre de Sadin "La silicolonisation du monde : l'irrésistible expansion du libéralisme numérique".
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