"Nous ne parlerons jamais à égalité avec ceux qui n'ont jamais fait l'expérience d'une vie en tout point conforme à leurs rêves." Cette phrase, je n'en suis pas l'auteure, je n'aurais pas pu la prononcer à l'adolescence, mais depuis que je l'ai lue dans Vernon Subutex, c'est officiel : j'appartiens à une génération.
Pourtant, je suis née en 1970. Si j'étais venue au monde 20 ans plus tôt, j'aurais appartenu à la génération 68 ; 20 ans plus tard, à la génération Y. Mais quand on est née en 1970, on n'appartient pas à une génération : personne n'a imaginé de chiffre ou de lettre pour la singulariser. Et puis il faut bien dire que la décennie 1980, celle de mon adolescence et de mon entrée dans le monde des jeunes adultes, ne ressemble pas à un âge d'or... on pourrait parler de génération Mitterrand si le terme n'était déjà pris pour ceux qui sont nés avec l'accession de la gauche au pouvoir ; ou alors, on pourrait se souvenir de ce qui a prévalu au cours des années qui ont suivi : l'argent, la finance, la frime. Mais génération fric ? Bof...
Donc je n'appartenais à aucune génération, jusqu'à ce que je lise Vernon Subutex. Autant le dire : j'aime Despentes, je lis Despentes, alors j'ai aimé Vernon Subutex. Mais j'en ai lu les deux premiers tomes (pour l'instant) avec un brin de nostalgie pour l'époque de
Bye bye Blondie, en me disant qu'elle avait glissé de l'autre côté, celui où elle n'écrit plus ce qui sort de ses tripes, mais où elle règle des comptes avec des personnages qu'elle a croisés dans sa vie. de l'écriture active à l'écriture réactive : elle a franchi la ligne qui sépare les romans à fleur de peau des bons romans d'auteurs reconnus. Bons, mais de l'autre côté de la frontière de l'émotion.
Sauf que Vernon Subutex n'est pas d'un seul tenant. Bien caché au milieu du deuxième tome, il y a le septième chapitre, qui commence p. 135 (édition de poche). Celui où Vernon visionne la cassette que tout le monde cherche, celle du dernier enregistrement d'Alex Bleach, star du rock décédée brutalement.
Alors là, j'ai eu la très nette impression que ce chapitre n'avait pas été écrit comme les autres : celui-là, l'auteure l'a directement sorti de son journal intime, du plus profond d'elle-même, directement sorti d'un jour où sa révolte était intacte. D'ailleurs, il est écrit à la première personne : il retranscrit les propos d'Alex Bleach, qui parle à la façon d'un journal intime car il s'adresse fictivement à Vernon, qui s'était endormi à côté de lui le jour où il a filmé. L'auteure fait d'un homme le vecteur de ses pensées les plus personnelles ? Mais pourquoi pas ! Elle est blanche, cet homme est noir ? Justement ! Il en parle, de cette surprise de se découvrir noir dans le regard des autres, et c'est le regard de surprise que je devine chez
Virginie Despentes quand elle se découvre étrange dans le regard des autres. C'est le regard qui est au coeur d'un autre roman, Americanah - j'ai eu l'occasion d'en parler en écrivant une chronique sur ce livre.
Virginie Despentes et moi avons des points communs : femmes, nancéiennes, nées l'une en 1969 et l'autre en 1970. Mais sur ce terreau proche, elle a eu le parcours que l'on sait, tandis que j'ai fait comme ceux dont Alex Bleach dit "Je croise aujourd'hui des gens qui, à vingt ans, apprenaient la compétitivité à l'école ou le marketing en entreprise, et qui veulent me faire croire qu'on a vécu la même jeunesse. Je ne dis rien. Mais oublie, mec, oublie."
Alors d'accord, j'oublie. C'est vrai : personne parmi mes amis ne peut me dire "Souviens-toi, Vernon, on entrait dans le rock comme on entre dans une cathédrale". Je ne sais de qui dire "On s'en foutait des héros, ce qu'on voulait c'était le son. Ca nous transperçait ça nous terrassait, ça nous décollait. Ca existait, ça nous a tous fait cette même chose au départ : merde, ça existe ?". Et j'aurais aimé pouvoir écrire à la première personne, "C'était une guerre qu'on faisait. Contre la tiédeur. On inventait la vie qu'on voulait avoir et aucun rabat-joie n'était là pour nous prévenir qu'à la fin on renoncerait".
Ça ne devrait donc pas me toucher, tout cela... alors pourquoi ai-je été saisie d'une telle émotion en lisant ce chapitre ? Sans doute parce que c'est la première fois que j'ai l'impression que quelqu'un parle de la décennie de mon adolescence comme d'un âge d'or, d'un âge où tout était possible, où la liberté était sans limite, avec "des alchimies d'enthousiasmes, des choses dont on ne connaissait encore rien des revers". Or, qu'est-ce qu'une génération, sinon un ensemble de gens qui ont vécu leur jeunesse à la même époque, dont l'un se met à parler comme d'un âge d'or... même si ce n'est qu'une minorité qui s'y reconnaît, même si tout le monde sait que cet âge d'or n'était qu'un leurre : peu importe, car l'âge d'or, c'est une question de coeur, pas de raison... Alors c'est officiel : maintenant, j'appartiens à une génération.