Difficile de croire aujourd'hui que la porcelaine constitua un enjeu politique et commercial au XVIIIe siècle. C'est cependant ce que démontre avec panache et beaucoup d'érudition
Jean-Paul Desprat dans cette évocation passionnante de la France des Lumières.
Car s'il est bien question de prestige, de concurrence, de finesse et de luminosité de la porcelaine à kaolin, il est tout autant question des premières années de règne de
Louis XVI et de
Marie-Antoinette. Et il s'en passe des choses dans le chaudron européen en ébullition entre 1770 et 1781.
Charles III d'Espagne exige du Vatican l'éradication des jésuites, l'Italie est en proie au morcellement de son territoire, l'Autriche lutte contre la Pologne pour l'annexion de la Bavière, l'Angleterre intrigue à tout va, alors qu'en France, Louis XV est en bout de course.
La manufacture de Sèvres, sponsorisée par la raffinée marquise de Pompadour, finit par trouver le secret de l'adjonction du kaolin à la pâte de porcelaine jalousement gardé par Meissen (Saxe). La jeune
Marie-Antoinette prend la relève quelques années après la mort de la favorite de Louis XV et n'a de cesse de rivaliser avec ce qui se fait de plus beau en Europe. Elle envoie son premier chimiste, Anselme Masson, à Naples, à la cour de sa soeur Marie-Caroline reine des Deux-Siciles, qui veut, malgré l'interdiction de son beau-père Charles III, remettre sur pied la fabrique de Capodimonte qu'il a démolie avant de s'expatrier en Espagne avec dessins, secrets et artisans.
Malgré sa promesse de libérer Masson de ses obligations dès que son savoir-faire et l'apprentissage de nouveaux ouvriers auraient fait leurs preuves, la reine des Deux-Siciles envoie l'artiste à Rome où il se met sous la protection du cardinal ambassadeur de Bernis. Tant à Naples qu'à Rome, les péripéties s'additionnent, les tentations sont nombreuses, les poisons redoutables et les morts parfois encombrantes. Notamment celle du pape Clément XIV, contraint de signer l'abolition de la Compagnie de Jésus, suivie par les manoeuvres tortueuses et vipérines liées à sa succession.
Toutes ces joyeusetés ainsi que la vie quotidienne, colorée et bruyante, des villes italiennes et le tourbillon des intrigues et roueries de la cour et de ses courtisans, fournissent des pages jubilatoires dans ce décor historique habillé de velours et de sang.
Anselme Masson finit par rentrer en France après quatre années de séjour imposé, riche des influences artistiques, techniques et paysagères dont il s'est empli les sens. Devenue reine,
Marie-Antoinette, qui tente de se distraire d'un mariage non encore consommé, se rend définitivement impopulaire, accablée quotidiennement dans les libelles et pamphlets dénonçant sa frivolité, ses amis dangereux et futiles ainsi que son incapacité à être épouse et mère.
Anselme Masson, « comme tous les hommes de son siècle dont les vertus essentielles sont l'indulgence et l'optimisme, restait persuadé de la perfectibilité de la reine qu'il regardait avant tout comme une victime, une femme malheureuse tiraillée par les maléfices de la courtisanerie et la chape de plomb de l'apparat ».
Réservée aux commandes royales, à la noblesse de robe et aux hauts dignitaires ecclésiastiques, la porcelaine continue à développer ses
« molécules passionnelles » et il n'est pas rare que les princes et les prélats commandent chaque année six à sept cents pièces de vaisselle ! Les mauvais payeurs existaient déjà et la manufacture de Sèvres connut des problèmes de trésorerie. Parallèlement, les classes bourgeoises aspirent à accéder à certains luxes de la cour et peu à peu, la porcelaine à kaolin se rend plus accessible, moins chargée en décors et en dorures.
L'intérêt de ce livre ne se limite pas à la fabrication de vaisselle ni aux monopoles des riches, il aborde les nouvelles façons d'administrer la médecine (moins de saignées et de drogues), la création de la société des Neuf Soeurs (maçonnerie des dames), l'arrivée de Benjamin Franklin venu défendre les intérêts des Insurgents en lutte avec l'Angleterre , la révocation des ministres Turgot et Malesherbes dont les mesures pour réduire la dette publique et rendre justice au peuple ne plaisent pas au roi. Sans oublier les détails de la mode et de la coiffure de l'époque, les remontrances de Joseph II à sa soeur
Marie-Antoinette et quantité d'autres implications dans l'esprit et la mentalité du XVIIIe siècle.
Jaune de Naples est un nom de couleur. Il apparaît sous forme de tessons dans les ruines d'Herculanum et réserve quelques surprises.
Lire ce livre passionnant n'entraîne aucune addiction à la porcelaine alambiquée et tape-à-l'oeil de Sèvres, de Saxe ou d'ailleurs !
Je reprendrais bien un peu de thé et de friandises…