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Critique de delklo


Très important, le titre, surtout le mot « anticipation ». C'est comme une balise, un amer dans le monde dans lequel nous entraîne Vinciane Despret. Et lea lecteur-rice en aura diablement besoin !
Un récit d'anticipation, c'est un récit, parfois fantastique, censé se dérouler dans le futur. Ici, ce futur est imprécis, pas vraiment daté. Lea lecteur-rice le sent néanmoins assez proche de l'époque actuelle. Quant au coté fantastique, il est marqué d'entrée de jeu par les titres des trois chapitres de l'ouvrage (dont un étonnant « La cosmologie fécale chez le wombat commun et le wombat à nez poilu »). Suivis par les définitions de trois mots étranges : la géolinguistique, la thérolinguistique et la théroarchitecture. Les définitions de ces trois disciplines, orientées vers l'expression artistique et littéraire – y compris symbolique et sacrée –, des animaux dits sauvages donnent le ton du thème général de l'ouvrage.

Vinciane Despret nous emmène dans les circonvolutions scientifiques de travaux et rapports de chercheurs et de société savantes. Les sujets abordés dans les chapitres sont tellement surprenants, tellement originaux que nous ne savons plus si les informations tiennent du lard ou du cochon. Vinciane Despret maîtrise l'écriture scientifique et les descriptions méthodologiques des travaux de recherche, y compris dans les citations bibliographiques. Jusqu'aux bisbilles qui existent parfois entre telle ou telle institution ou société savante. Nous sommes là dans un environnement littéraire rigoureux, rationnel, qui rend compte du cheminement des trois disciplines définies ci-dessus.

Ce qui semble moins rigoureux, ou pour le moins surprenant, ce sont les trois histoires développées. Il s'agit de récits basés sur l'hypothèse, non pas que les animaux sauvages sont intelligents et sensibles – les spécialistes des espèces animales ou les gens simplement en contact régulier avec les animaux sauvages ou domestiques le savent depuis longtemps – mais qu'ils sont capables de s'exprimer et de communiquer dans un registre sensible, artistique, voire sacré. Évidemment, le cartésianisme, et le naturalisme qui en a découlé, en prennent un bon coup ! Mais c'est un coup salutaire, un coup qui ouvre des portes sur un monde extraordinaire, sur l'imaginaire du-de la lecteur-rice, imaginaire lui-même nourri de celui des fourmis, des wombats et des poulpes. Ce que Vinciane Despret amène à la fois de magique et de terre-à-terre réside dans l'alternance entre des faits imaginés et des recherches réelles, dans l'équilibre perpétuel sur une ligne de crête entre invention et réalité, l'une étant toujours suivie ou précédée de l'autre. Alors, le lecteur non initié à l'éthologie comme je le suis ne sait plus trop où il en est, est-ce que l'autrice me balade pour faire passer des thèses abracadabrantes ? Ou bien, non, c'est vrai que les poulpes écrivent des poèmes, que les wombats érigent des murs sacrés avec leurs fèces rectangulaires, que les araignées crient en ondes ?

Les deux 1ers chapitres, consacrés aux araignées et aux wombats, sont pour l'autrice une manière de prendre la mesure de son sujet, de développer de manière de plus en plus osée le rapport humains-non humains : communication « simple » des araignées sur les problèmes d'un environnement saturé d'ondes ; puis apparition du sacré dans l'édification des murs des wombats. Dans la 3ème partie, la plus étoffée– avec parfois des longueurs –, le thème de l'expression littéraire des poulpes et de leur interprétation est pleinement développé. D'une part grâce à des quasi-mutants jouant le rôle d'intermédiaires entre le monde humain et celui des poulpes. D'autre part en décryptant des textes écrits par des poulpes… avec leur encre, évidemment ! Allant jusqu'à proposer indirectement un modèle de société qui, sans être idéale, serait basée sur des rapports humains rénovés.

L'originalité et la force de cet ouvrage réside ainsi dans l'articulation par l'autrice d'une éthologie plus ou moins imaginée, de poésie, de rigueur scientifique, de psychologie, de philosophie. Et surtout d'humour, assurant la bonne distance par rapport à sa propre écriture. le tout assaisonné par ci par là de pointes de féminisme (cf. la référence au Matrimoine mondial des chefs d'oeuvre de l'Unesco !).

Ce livre n'est pas facile à aborder car il peut sembler confus avec son jargon scientifique, sa bibliographie (réelle ou fictive ?), son imaginaire désorientant. Je me suis résolu, à la fin du 1er chapitre, à rechercher sur internet si telle personne avait vraiment existé, si telle recherche rapportée et décrite avait été effectivement rapportée et décrite. Les réponses trouvées ont apporté leurs lots de surprises (dont la découverte d'un inattendu et réel prix Ig-Nobel !). Dans cette confusion soigneusement organisée, Vinciane Despret maîtrise totalement son sujet : la forme, le fond, les connaissances, l'imaginaire, la structure des récits, toutes ces imbrications qui entraînent lea lecteur-rice, non seulement dans la découverte de faits avérés, mais aussi dans l'ouverture à un imaginaire et une poésie « sauvages » qui ne peut que lea décentrer. Et si cela était vrai ? de quoi nous faire changer d'avis sur ce que peut vivre, penser et exprimer une fourmi grimpant sur son pantalon ou un flamant rose picorant la vase la tête dans l'eau.

À lire, pour en savoir plus sur Vinciane Despret et son travail : un excellent interview par Baptiste Morizot dans le Hors Série Socialter « Renouer avec le vivant » (décembre 2020).
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