J'avoue avoir été très déçu par cet ouvrage. Parce qu'il me semble que l'analyse philosophique (qui s'inspire ici de l'anthropologie) flirte trop avec un style et un vocabulaire qui rappellent trop la psychologie du développement. Les conclusions se veulent philosophiques, mais le vocabulaire et les démonstrations sont trop psychologiques. Et cela ne fait pas toujours très bon ménage. V. Despret utilise trop l'exemple des Ifaluk pour poser des généralisations qui ont leur pertinence, même si elles restent trop partielles. Il faut rappeler que l'anthropologie (comme le disait déjà Cassirer avant
Lévi-Strauss) vise à établir des comparaisons entre cultures différentes pour rechercher aussi bien les différences que les points communs entre sociétés. Il me semble difficile alors de se référer uniquement à quelques cultures pour inférer des propos sur la construction de l'affectivité humaine en général. Mais elle occulte une réflexion poussée sur la nature humaine et sa flexibilité. Ce qui est son défaut, comme dans de nombreux autres de ses ouvrages, notamment "
quand le loup habitera avec l'agneau" ; tantôt en effet elle montre que certaines espèces n'ont pas de nature car les dispositifs avec lesquels elles interagissent les construisent ; tantôt, au contraire, elle montre que les dispositifs assouplissent, infléchissent des aptitudes (contenues, donc, dans une nature "flexible").
Schopenhauer avait vu la nuance, lui qui admirait les lettres du chasseur Charles Georges Leroy qui faisait la différence. Pas V. Despret. Deux thèses qui ne cessent d'être confondues selon moi dans son oeuvre. Mais d'un point de vue plus philosophique, je regrette surtout l'absence de cette distinction cruciale que faisait Alain entre trois registres des affects qui sont loin d'être synonymes : les émotions, les passions, les sentiments. Or, V. Despret ne cesse de trop confondre ces domaines. Ce qui se répercute aussi sur son analyse de l'animalité. Alain avait montré, en raison de cette distinction, que de nombreuses espèces animales ont des "émotions" (peur, crainte, attachement), mais aucunement des passions (avarice, haine..) et des sentiments (amour courtois, pudeur...). Et il est bien dommage que, pour penser l'homme aussi bien que les points communs/différences entre lui et les autres vivants, ces nuances soient évincées. C'est l'art de ces nuances que ne possède pas l'auteure - à cause précisément de son style plus psychologique que philosophique. Pour comprendre l'importance de l'art de la nuance, j'invite tout lecteur à lire le sublime dictionnaire des synonymes de l'abbé
Gabriel Girard, exhumé par les lexicographes ; car l'abbé nous montre qu'aucun mot n'est vraiment le synonyme d'un autre. Quand on commencera à comprendre pourquoi, on commencera à mieux comprendre l'homme (son livre est trouvable en fichier pdf sur le net et il est fort excellent !!)