Ce qui distingue une histoire post-apocalyptique d'une autre, c'est qui la raconte et comment. En un mot, la voix. À cet égard, celle de
Carola Dibbell est à coup sûr singulière.
Sous la forme d'un monologue intérieur un brin désordonné, elle donne la parole à une jeune femme analphabète qui a vécu une grande partie de son existence cloîtrée dans une cave et qui se prostitue depuis la mort de sa mère adoptive.
La plus grande difficulté pour le lecteur est le lâcher-prise. Il faut qu'il accepte une langue plutôt enfantine avec une grammaire approximative, des fautes d'orthographe et des formules répétitives. Mais ceux qui ont achevé la lecture d "
Enig marcheur" de
Russell Hoban ou du "Livre de Dave" de
Will Self trouveront la lecture de celui-ci d'une desarmante facilité.
Moira, surnommée Moi, erre dans un monde en proie à d'incessantes pandémies, mais elle appartient à la catégorie des Vivace Dolls qui sont mystérieusement immunisées contre toutes les maladies. Elle gagne sa vie en se prêtant à différents tests, en vendant son sang, son urine, ses dents ou ses cheveux et en se prostituant si besoin.
" C'est ça qu'ils veulent d'habitude là où je bosse. C'est débile, mais plein de gens se mettent dans la tête que s'ils arrivent à baiser avec une vivace de Powell's Cove, ils vont pas mourir… et ben c'est une clientèle assez idiote. Mais ça, c'est pas mon problème. Moi j'aimais pas trop ça baiser, alors je proposais d'autres trucs, genre du sang ou de l'urine. Mais j'ai aucune idée ce qu'ils en faisaient. Ils achetaient même des dents des fois. Je crois bien ils les accrochaient sur une ficelle autour de leur cou, comme un porte-bonheur. Ils achetaient même des ongles."
Dans ce futur chaotique où l'État et la protection qu'il accorde aux plus faibles se cantonnent au strict minimum, la grande question est celle de la fertilité. Pour faire face aux épidémies, les expérimentations les plus farfelues se sont déroulées au mépris de toute déontologie et des tas de bricolages génétiques ont causé une stérilité quasi universelle. La recherche d'un génome sain est un enjeu considérable et si le clonage est strictement interdit, des laboratoires clandestins appelés fermes semblent exister sur toute la planète.
Ils sont cependant menacés par les Chevaliers de la Vie, des fanatiques religieux qui brûlent les fermes isolées où se déroulent ces expérimentations.
Lorsque Moi rencontre Rauden, un fermier-généticien, elle est embauchée pour fournir du matériel génétique à une mère riche et désespérée , qui vient de perdre ses quatre filles et qui veut acheter un enfant résistant aux virus.
Carola Dibbell dévoile alors une qualité insoupçonnée chez son héroïne que l'on croyait un peu attardée. Elle témoigne d'un réel bon sens et d'une réelle curiosité scientifique lorsque le processus de fécondation se met en place.
Ovule, cellule, cryoPak, soma, enucleation, noyau, mitochondrie : le vocabulaire assez pauvre de Moira s'enrichit alors d'un lexique insoupçonné et elle montre sa fascination pour des manipulations très techniques.
L'auteure partage cette curiosité qui va prendre une large place dans la narration. Tout le processus du clonage est décrit en détail par la voix de Moi qui nous épargne ainsi un discours trop scientifique. L'intrigue repose alors sur les épreuves et les tribulations de Rauden qui, dans des conditions pour le moins rustiques, doit créer des utérus artificiels capables de donner naissance aux embryons clonés. Les lecteurs assistent abasourdis à des FIV tentées avec les ovules de Moi et du sperme congelé, puis au clonage de Moi en utilisant Rini ( la riche cliente) comme donneuse d'ovules, enfin au clonage de Moi avec ses propres oeufs.
En partageant les expérimentations avec ses lecteurs, l'auteure transmet à la fois sa fascination et ses interrogations face aux enjeux éthiques de ces expériences.
Lorsque la cliente refuse le bébé cloné, Moira se retrouve responsable d' Ani, la petite fille, alors qu'elle n'a jamais vu de bébé auparavant . Elle va devoir veiller à sa survie et l'éduquer, en évitant les autorités et les fanatiques religieux, mais aussi en essayant de fournir à Ani l'amour qu'elle même n'a jamais eu.
Sur une trame minimaliste, l'autrice nous livre un roman d'apprentissage, celui d'une femme qui devient mère sans l'avoir souhaité dans un monde en plein chaos.
Le quotidien est rythmé par des déplacements incessants dans une ville où les transports publics sont un défi permanent, alors que Moi cherche la meilleure école possible pour Ani. Avec une touche de dérision, l'auteure met en scène des bureaucraties scolaires exaspérantes, signifiant que le seul ministère qui fonctionnait encore, celui de l'Education, n'existait que pour complexifier la vie des survivants. Dans ce décor des années 2060, on assiste également à l'amplification des ghettos et des inégalités sociales comme si, au-delà des impératifs sanitaires, il était indispensable de préserver certains privilèges dans des quartiers armés et de livrer le reste de la population à la loi de la jungle.
Ce roman nous plonge dans une exploration de la reproduction expérimentale et des questions éthiques qu'elle peut susciter. Mais il nous fait aussi découvrir ce qui fait le lien entre une mère et un enfant, ressentir à quel point une différence peut être un handicap et puis devenir une force.
Le titre au pluriel, "
The only ones" met l'accent sur cette force en devenir et délivre finalement un message positif.
" Etre normale c'est pas une garantie que les choses vont bien se passer. Y a toujours des imprévus dans l'Industrie de la Vie. Même la bonne vieille manière normale, quand les gens avaient des enfants avec des rapports sexuels homme /femme non protégés, tu sais ? Franchement je crois que même là, personne a jamais vraiment su ce qui allait se passer. Ya toujours eu plein de facteurs et même de la chance. "