C'est mon premier contact avec cet auteur mythique de la science-fiction.
Un roman que j'ai trouvé fascinant, très original et profond.
Ici, pas de futur lointain, pas d'extra-terrestres, ni de héros dotés de super-pouvoirs, pas de voyages intergalactiques. On y verra seulement que les allemands ont développé des fusées qui leur permettent des voyages interplanétaires, vers la Lune ou Mars, mais cela n'influence en rien une intrigue bien terrestre.
L'histoire prend la forme d'une uchronie se déroulant au début des années 1960, époque où le roman a été écrit. le monde est dominé par les allemands et les japonais, qui ont gagné la seconde guerre mondiale. L'action se déroule principalement à San Francisco, dans un Ouest des États-Unis sous domination japonaise, alors que l'Est des USA est sous les griffes des allemands.
L'intrigue, que je ne détaillerais pas, se déroule lentement, sur fond de luttes de pouvoir dans l'Allemagne nazie, et d'une menace nucléaire de l'Allemagne à l'égard du Japon.
On pourrait dire qu'il ne s'y passe pas grand chose, d'ailleurs j'ai vu que c'est une critique qui revient souvent parmi les lecteurs. Pour ma part, amateur de
Duras,
Proust ou Woolf, j'aime au contraire cette progression lente, un peu méditative du récit, où, je trouve, l'essentiel n'est pas ce qui se passe, mais la dimension métaphorique voire métaphysique de ce qui est raconté.
On y suit les vies parallèles de différents personnages, et les méandres de leurs pensées à la recherche de réponses pour leurs orientations futures en interrogeant le
Yi King, ou "Livre des Transformations" un livre écrit il y a près de 3000 ans, tandis que s'annonce progressivement dans le roman l'existence d'un livre "le Poids de la Sauterelle" qui raconte une autre issue à la seconde guerre mondiale, gagnée en 1945 par les Alliés, jusqu'à une fin bien énigmatique.
L'action se déroule dans une partie du monde plutôt paisible, où la domination japonaise se fait en respectant la culture locale, où une grande part est donnée à la spiritualité et au questionnement existentiel, alors que l'autre partie du monde sous domination nazie est faite de brutalité, de cruauté, de génocide par exemple des populations du continent africain. Bref, une sorte de monde du mal opposé à un monde du bien. Cette question du bien et du mal sera d'ailleurs souvent présente dans les dilemmes auxquels seront confrontés les acteurs du récit. Au passage, je me suis interrogé sur l'analogie avec la situation des deux blocs de la guerre froide. La domination japonaise décrite dans le livre semble plus tolérante que l'impérialisme américain de la même époque dans certaines parties du monde, alors que sur la brutalité du monde nazi est bien plus extrême que celle du monde soviétique.
En fait, le mystère et la profondeur du livre proviennent de ce que, au delà de l'histoire qui nous est contée, on sent que tout cela nous parle d'autre chose. du questionnement sur la vérité, la réalité.
Deux thèmes du livre y participent. D'une part, cette question de démêler le vrai du faux se trouve soulevée par le commerce d'objets artistiques. L'un des protagonistes, Childan, spécialisé dans la vente d'antiquités américaines authentiques pour des clients japonais se trouve confronté à la découverte de nombreux faux. Dans le même temps, les objets originaux créés par deux artisans Frink et Mac Cathy sont perçus successivement par deux clients comme possédant une force particulière, du Wu comme le dit Paul, le premier client. Quant à l'autre client, Mr Tagomi, la contemplation d'un de ces objets l'amènera dans un autre monde, le nôtre.
Étonnante scène qui, pour moi, évoque le rôle de l'objet d'art, de l'art en général, capable de nous mener à une autre façon d'appréhender le monde, des mondes, dirons nous, et m'a fait étrangement penser à cette phrase de Klee: "L'art ne reproduit pas le visible, l'art rend visible".
Cette façon d'appréhender le monde autrement se trouve illustrée de manière passionnante et énigmatique au travers du livre "Le poids de la sauterelle", et du pouvoir qu'il semble prendre sur la population. Une femme et lectrice, Juliana Frink, mènera une quête pour retrouver l'auteur Abendsen, "
le Maître du Haut Château ". A la fin du roman, après bien des péripéties, rencontrant l'auteur dans sa retraite, elle fait, après avoir interrogé le
Yi King, la découverte insensée que "Le poids de la sauterelle" dit la vérité, que les Alliés ont bien gagné la guerre en 1945, même si le monde qui est décrit n'est pas le nôtre réellement, puisque dominé par le Royaume-Uni et un
Churchill dictateur.
L'auteur lui-même ne voudra pas admettre cette "vérité", et cette révélation le mettra en colère ainsi que son épouse. La fin du livre décrit la joie de Juliana, arrivée à la fin de sa quête, lectrice "mouvante, éclatante, vivante" d'avoir appris la " vérité".
Je trouve que cette fin est un magnifique hommage au pouvoir de la fiction. En effet, quel vertige jubilatoire pour le lecteur, de découvrir, comme les personnages du roman, que, malgré les dénégations de l'auteur, la vérité est dans le livre. Et cette mise en abîme nous suggère que "
Le Maître du Haut Château" est aussi une "histoire vraie", finalement bien plus subtile que celle de
De Vigan.
En conclusion, un roman bien plus complexe que ce à quoi je m'attendais. Je comprends pourquoi il fut couronné par le prix Hugo en 1963, et qu'il eut tant de succès.