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Critique de oblo


Mors ontologica. La mort de l'esprit. C'est de la Substance Mort que s'injectent les drogués des années 1990, dans une Amérique à la fois dystopique et pourtant très réaliste imaginée par Philip K. Dick. Prise à forte dose, la Substance M peut provoquer une dissociation entre les deux hémisphères du cerveau, et les mettre en concurrence pour ainsi anéantir l'identité du consommateur. Dès les premières pages, le lecteur rencontre Jerry Fabin, qui imagine avoir des poux géants qui lui courent sur la tête. Jerry a des amis qui s'éloignent progressivement de lui : Charles Freck, Ernie Luckman, Jim Barris et Bob Arctor. Que dire à un homme qui passe ses journées sous la douche pour chasser des poux qu'il n'a pas ?

Substance Mort a été salué comme l'un des meilleurs romans de Philip K. Dick. Ce que l'on peut dire avec certitude, c'est que Substance Mort est un grand roman. L'un de ceux qui, une fois la dernière page lue, laisse une impression étrange au lecteur, persuadé qu'il est d'avoir pris - avec plaisir - un grand coup littéraire dans l'estomac. Substance Mort est un grand roman parce qu'il parle des drogués plus que de la drogue, parce que son caractère dystopique cache une critique sociale et donc, in fine, politique, parce que, tout en reprenant les thèmes chers à Philip K. Dick (la définition de l'identité, la définition de la réalité), il est une oeuvre toute personnelle que Dick dédie à ses amis que la drogue a emportés. S'il y a bien ce souffle délirant qui parcourt habituellement les oeuvres de Dick, on découvre, notamment dans la dernière partie du roman, une mélancolie désespérée rarement lue chez cet auteur de génie, disparu en 1982.

Dickien, le roman l'est, assurément. Quoi de plus schizophrénique qu'un membre de la brigade des Stups, Fred, chargé de surveillé un dénommé Bob Arctor, qui n'est autre que lui-même ? Fred, l'invisible policier, caché par son complet brouillé (un vêtement qui dissimule l'apparence physique véritable de son porteur), zyeute donc, grâce à des holocaméras, son double Bob Arctor, un drogué, dealer à ses heures, qui vit avec deux comparses assez barrés eux aussi, Ernie Luckman et Jim Barris. Il y a, au début du roman, une sorte d'ambiance bon enfant entre ces trois zigues un peu paumés mais intelligents, bien que l'on sente que les choses tourneront vite à la parano. Dans leur entourage rôde également Donna Hawthorne, une jolie jeune femme, dealeuse elle aussi, dont est secrètement amoureux Bob Arctor.

La parano, Arctor et Barris tomberont assez vite dedans. A vrai dire, Barris suspecte que leur bicoque misérable soit surveillée et Arctor, lui, se demande qui en veut à sa vie lorsqu'il s'aperçoit que sa voiture a été sabotée et que son casque virtuel l'a été aussi. Bientôt, Dick commence à brouiller les pistes et à faire de Fred et d'Arctor deux personnages distincts, signe que la Substance M commence à attaquer sérieusement le seul cerveau que Fred et Arctor ont en commun. On voit aussi que Barris et que Donna jouent, eux aussi, double jeu sans être double je, et que les Stups hésitent à mettre Fred sur la touche, lui qui est, aussi, visiblement un consommateur de Substance M. Dick fait donc du Dick, malmenant le lecteur sur le terrain de la réalité et sur celui de l'identité, aidé en cela par des notions de photographie dans lesquelles, parfois, le reflet n'est pas exactement son origine. Qui pourrait dire ainsi qui de Fred ou d'Arctor est le vrai ? Et le vrai qui ? Fred est-il un drogué qui joue aux Stups ? Ou Arctor est-il un Stup qui a infiltré des junkies ? Ce qu'il y a d'insidieux là-dedans, c'est que la drogue n'est pas une idée de science-fiction, un procédé commode pour interroger nos démons ; elle est une réalité pour des millions de consommateurs qui, pour les plus touchés, voient donc leur réalité sérieusement troublée.

C'est en abordant justement ce thème de la drogue et de ses effets purement négatifs sur l'esprit humain que Dick abandonne, ou presque, la science-fiction. Bien-sûr, le roman possède ce côté dystopique, propre à certaines oeuvres de Dick, mais est-ce vraiment de la dystopie ? La toile de fond de l'intrigue, c'est-à-dire l'implication de l'Etat dans la culture de la Substance M, porte en elle la critique d'un Etat qui a longtemps été volontairement passif dans la lutte contre la drogue. La critique est aussi sociale lorsqu'elle porte sur les straights, ces gens bien sous tous rapports, qui vivent loin des junkies pour lesquels ils sont autant des aimants que des repoussoirs. Mais Dick, ainsi qu'il l'explique, n'a pas voulu faire de roman moral. Ni bien, ni mal : seulement la vie, ses questions, ses problèmes et ses solutions, même imparfaites, même dangereuses. Philip K. Dick aborde dans ce roman un thème tout à fait personnel et l'on ressent une grande mélancolie à la lecture de ces lignes. La fin du roman, particulièrement, est bouleversante, lorsque la mors ontologica fait son effet. L'homme est multiple par nature ; l'homme occidental croit qu'il n'est qu'Un. Et lorsqu'il s'essaie à certains échappatoires, il arrive même qu'il ne devienne rien. Mors ontologica. La mort de l'être.
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