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André Billy (Éditeur scientifique)
EAN : 9782070101733
1444 pages
Gallimard (25/09/1946)
4.58/5   19 notes
Résumé :

Ce volume contient les oeuvres suivantes : La Religieuse - Le Neveu de Rameau - Jacques le fataliste et son maître - Lui et moi - Les Deux amis de Bourbonne - Entretien d'un père avec ses enfants - Ceci n'est pas un conte - Sur l'inconséquence du jugement publique de nos actions particulières - Mon père et moi - Entretien avec d'Alembert - Rêve de d'Alembert - suite de l'entretien - Regrets sur ma vieille robe de chambre - Sur les femmes - Sur l'estamp... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
En ce dernier jour de l'année Diderot (1713-1784), que l'on a trop oublié, honorons la mémoire de ce grand auteur. Nombreux sont ceux qui connaissent les titres des oeuvres de Diderot, moins nombreux sont ceux qui se souviennent l'avoir lu. Je fais partie de ces privilégiés et je garde au souvenir la représentation du Neveu de Rameau avec Pierre Fresnay et Julien Bertheau qui avait enchanté mon enfance. Il me reste aussi un souvenir initiatique, celui de la Lettre sur les aveugles.
Mais le Neveu de Rameau n'est pas au départ une pièce de théâtre, pas davantage que Jacques le fataliste et son maître. Pourtant rien n'est plus simple que de voir à quel point Diderot a écrit des romans théâtraux. On y trouve en général deux personnages, moi et l'autre. Diderot s'entretient avec lui-même à la mode des philosophes antiques. Oui, c'est d'abord un philosophe qui écrit et avec quelle plume !
Dans ce recueil d'oeuvres on trouvera les plus importants ouvrages de notre auteur. Cependant il ne contient pas d'articles de l'encyclopédie, mais on la sent souvent présente. Si Diderot est un philosophique qui écrit, c'est aussi un philosophe qui s'intéresse aux sciences. Et à chaque instant ce goût pour la précision et l'exactitude font de notre homme un dialecticien. L'entretien entre D Alembert et Diderot, réunit un peu toutes ces considérations et l'on sent parfois l'importance qu'ont pu avoir sur lui des philosophes comme Berkeley, même s'il est très critique à leur égard.
Le paradoxe sur le comédien jette les bases du regard critique et dialectique comme je l'ai soulevé sur le rapport entre le comédien et son personnage. Dialectique encore, à chaque page que l'on tourne, Diderot ne cesse de nous étonner par sa modernité. Certains passages sont un peu datés mais les notes et les précisions qui sont apportées nous aident à comprendre ce qui appartient à l'époque de l'auteur. Et ceci est important à considérer car nombre de ses ouvrages lui ont valu force ennuis, allant parfois jusqu'à l'enfermement. Aujourd'hui il nous éblouit mais hier il agaçait les grands du monde. Il est vrai que son regard va sans cesse se poser sur les préjugés de son époque, sur l'art, particulièrement la musique et il ne se gênera pas pour la critiquer avec un humour caustique. Si notre regard a changé et si Rameau ou Lully sont aujourd'hui de nouveau à la mode, sa mise en cause de la religion en termes de libre penseur, de ce que l'on appelait les bonnes moeurs, du pouvoir, du sexe, nous rappelle vite que l'auteur de la Religieuse a connu de nombreuses interdictions de ses textes en raison de ce que nous appellerons aujourd'hui leur modernité. C'est le propre des subversifs que d'avoir été en avance sur leur temps.
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Un de mes auteurs préférés. Dommage que l'on ne puisse prendre davantage d'ouvrages sur son île déserte. Chaque oeuvre fait réfléchir et vous replace face à vous-même tel que vous vous voyez chaque jour dans votre miroir.
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Un chef d'oeuvre comme toujours avec les oeuvres de cette collection avec un auteur inegalable qui vous ravira, un ouvrage vraiment bon à ne pas rater !
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Citations et extraits (9) Voir plus Ajouter une citation
EXTRAIT DU SECOND CHAPITRE[10].


« Pendant que j’étais religieux, j’avais fait une profonde étude de la morale et de moi-même. Mes réflexions s’étaient assemblées dans mon cerveau, comme les eaux des torrents dans un lac qui va déborder ; j’avais médité sur les imperfections des hommes du monde et sur les perfections des hommes de mon état ; je m’enorgueillissais dans mes pensées, et je me sentais un besoin d’épancher au dehors l’estime de moi-même et le mépris des autres. J’aurais voulu répandre ces sentiments dans le monde entier, et je me rendis à Balbeck, qui me parut un théâtre digne de moi ; bientôt j’osai entrer dans le temple le plus fréquenté pour y prêcher le peuple.

« Je traversai le temple avec ce maintien modeste et ce front baissé que nous prescrit la règle ; mais je jetais de temps en temps des regards dédaigneux sur les flots des fidèles qui s’ouvraient à mon passage. Je jouissais du respect que mon habit me semblait leur imposer, et j’étais bien sûr de leur en inspirer dans peu pour ma personne. Je montai enfin dans la tribune, je levais au ciel des yeux pleins de confiance, et je me semblais lui demander moins des lumières que son attention sur les services que j’allais lui rendre. Je rabaissais mes regards sur le peuple, et je voyais une foule hébétée dont les yeux étaient fixés sur moi. Elle était sans mouvement, et semblait attendre l’âme que j’allais lui donner. Je voyais dispersés dans la foule plusieurs religieux. Ils m’écouteront, disais-je, avec jalousie ; ils feront entre eux des critiques de mon discours ; mais ils en feront des éloges au peuple : ils en diront du bien sans en penser ; peut-être même, en les flattant, en les intéressant à mes succès, les ferais-je convenir que je ne suis pas sans éloquence. Je veux, quand je parlerai de leurs mœurs et de leur génie, me livrer à l’enthousiasme ; je veux mettre alors à leurs pieds les héros, les savants, et la masse entière du genre humain.

« En ramenant mes regards auprès de la tribune, je vis un groupe de sages. Les uns étaient de la cour, les autres de l’académie. Je sentis à cette vue la rougeur me monter au front ; mon âme était vivement émue par différents sentiments ; il y entrait de la honte et de la crainte, de la colère et de l’humiliation. Ah ! disais-je en moi-même, ces gens-là vont rire. Je craignais le jugement qu’ils allaient porter de moi ; j’étais indigné contre des hommes auxquels je ne pourrais en imposer, et, malgré mes efforts, je me sentais accablé du mépris que ces sages avaient pour les gens de mon étal, et de celui qu’ils auraient vraisemblablement pour ma rhétorique.

« Je n’avais jusque-là prêché que fort peu, et pour m’essayer, dans de petites bourgades. Là, je pouvais, sans crainte de faire rire, parler avec respect du voyage de la jument Borack[11] au ciel de la lune ; je pouvais, sans offenser personne, faire descendre de quel ciel il me plaisait chacun des versets du Coran ; je pouvais, sans crainte que personne le trouvât mauvais, allonger et élargir à mon gré le pont qui mène en enfer ; je pouvais entasser des miracles et des figures, de l’enthousiasme et du merveilleux, délirer, crier, et me tenir bien sûr de la crédulité et de l’admiration publiques ; mais à Balbeck ce n’était pas la même chose. J’avais affaire à des gens qui voulaient de l’ordre, de la raison, de l’élégance, et encore tout cela devait peu les toucher ; le fond des choses devait faire tort à la manière dont elles seraient rendues. Dans les bourgades, je pleurais, et on pleurait ; je criais, et mes cris répandaient l’épouvante ; là, mon enthousiasme entraînait, et à Balbeck il devait être ridicule. Cette pensée me faisait frémir ; cependant je me rassurais un peu en me disant que ces sages, dont je craignais si fort la censure, n’étaient peut-être que cinq ou six hommes d’esprit, et que la foule du peuple, qui n’était que peuple, était innombrable. Je voyais les têtes des sots, elles étaient en grand nombre ; et à peine pouvais-je distinguer quelques têtes d’hommes d’esprit : celles-ci me paraissaient comme les fleurs des pavots paraissent parmi les épis d’un champ de froment prêt à être moissonné. Enfin je commençai mon discours, mais non sans inquiétude.
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Cet extrait parut en 1762, numéro du 1er novembre, dans la Correspondance de Grimm, sous ce titre : Du Poëte Sadi. Il était depuis 1759 dans le portefeuille de Diderot, qui, à cette époque, en envoyait une copie à Mlle Volland (lettre du 2 novembre). Nous reprenons dans la Correspondance de Grimm les fables que M. Brière y avait laissées, sans doute parce qu’elles sont reproduites en partie dans les Œuvres de Saint-Lambert, mais elles y sont d’une façon différente. La plus récente version de Sadi avait été donnée par d’Alègre, en 1704 ; (avons-nous réellement affaire ici à un essai de traduction du persan ? Le persan aurait-il été un instant l’occupation de la Société philosophique ? Il n’y aurait là rien d’impossible. Dans tous les cas, pour montrer que ces essais manquèrent un peu de sérieux, nous mettrons en regard de la traduction de Diderot quelques passages de celle de M. Ch. Defrémery (Gulistan, ou le Parterre de roses, Paris, Firmin Didot, 1858, in-18), à la préface de laquelle nous renvoyons pour tout ce qui concerne Sadi, au point de vue historique et littéraire. Diderot s’occupait alors de la philosophie des Sarrasins pour l’Encyclopédie, il venait de lire beaucoup de livres sur ce sujet ; c’est ce qui explique l’attribution à Sadi de passages qui ne se retrouvent pas dans cet auteur.
Sixième de l’hégire (année 656, 1258 de J.-C).
Voici la traduction exacte, d’après M. Defrémery : « Une nuit, je pensais aux jours écoulés, je soupirais à cause de ma vie dissipée, je perçais la pierre de la cellule de mon cœur avec le diamant de mes larmes, et je prononçais ces vers analogues à ma situation… »
« Écoute avec l’oreille de l’âme le conseil de Sadi : Tel est le chemin ; sois homme, et va. » (Traduction Defrémery.)
« En un mot, il restait encore des roses au jardin lorsque le livre du Gulistan parvint à sa fin. » (Traduction Defrémery.)
Nous ne retrouvons pas cette fable dans le Gulistan.
Gulistan, chap. v, historiette 21. Corriger, d’après le texte, et M. Defrémery : « Il y avait un jeune homme loyal et honnête, qui était épris d’un beau garçon, etc. »
Gulistan, chap. ii, historiette 7. Elle se termine ainsi : « Âme de ton père ! si, toi aussi, tu étais endormi, cela vaudrait mieux que de tomber sur la peau des autres. » {Traduction Defrémery.)
Gulistan, chap. i, historiette 1. La moralité de Sadi est : « Le mensonge mêlé d’utilité est préférable à la vérité qui excite des troubles. » Diderot s’est encore servi de cette historiette dans la Réfutation de l’Homme, t. ii, p. 408.
Ce chapitre a trait aux mœurs des derviches.
Nom de la jument de Mahomet. C’était, dit d’Herbelot (Bibliothèque orientale) un animal d’une taille moyenne entre celle d’un âne et celle d’un mulet. Le voyage de Mahomet, de Jérusalem, au ciel s’appelle al Mesra ; la nuit pendant laquelle se fit cette excursion est nommée Leilat al meerage (la nuit de l’ascension). Al Borak signifie resplendissant.
Tout ceci est évidemment provoqué par l’arrêt rendu cette année même, 1759, contre l’Encyclopédie.
Nous ne renvoyons pas, pour cet extrait du second chapitre, au Gulistan de M. Defrémery, et pour cause. Il n’y a aucun rapport entre la prétendue traduction de Diderot et le texte. Que le traducteur ait pris de ci, de là, dans les historiettes de ce chapitre, quelques-uns des traits de sa peinture, nous le reconnaissons ; mais, en les combinant comme il l’a fait, il en a tiré non du Sadi, mais du Diderot, et du Diderot philosophe français du xviiie siècle, c’est-à-dire quelque chose d’assez différent d’un poëte persan, moraliste du xiie. On peut cependant reconnaître une certaine parenté entre le développement de Diderot et la 40e historiette du liv. II du Gulistan : « Un sage vint du monastère au collège, et rompit son pacte de société avec les gens de l’ordre (les soufis). Je dis : « Quelle différence y a-t-il entre le savant et le religieux, pour que tu choisisses cette société-ci de préférence à celle-là ? » Il répondit : « Celui-ci (le religieux) sauve des flots son propre manteau, et cet autre (le savant) fait des efforts pour saisir le noyé. » {Traduction Defrémery.)
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Le Gulistan
ou le Rosier du poète Sadi
1762

Sadi écrivait au milieu du xiiie siècle [2]. Il avait cultivé le bon esprit que nature lui avait donné ; il fréquenta l’école de Bagdad ; il voyagea en Syrie, il tomba entre les mains des chrétiens qui le mirent aux fers, et l’envoyèrent aux travaux publics. La douceur de son caractère et la beauté de son génie lui acquirent un protecteur qui le racheta et qui lui donna sa fille. Il a composé un poëme intitulé le Gulistan, ou le Rosier. En voici l’exorde traduit à ma manière.

« Une nuit, je me rappelai la mémoire des jours que j’avais passés. Je vis combien j’avais perdu de moments, et j’en fus affligé, et je versai des larmes, et à mesure que mes larmes coulaient, il me sembla que la dureté de mon cœur s’amollissait, et j’écrivis ces vers, qui convenaient à ma condition [3].

« À chaque instant une partie de moi-même s’envole. Hélas ! qu’il m’en est peu resté ! Malheureux, tu as cinquante ans, et tu dors encore ! Éveille-toi ; la nature t’a imposé une tâche ; t’en iras-tu sans l’avoir faite ? Le bruit du tambour et de la trompette s’est fait entendre, et le soldat négligent n’a pas préparé son bagage. L’aurore est levée, et les yeux du voyageur paresseux ne sont pas encore ouverts. Veux-tu ressembler à ces insensés ? Celui qui était venu a commencé un édifice, et il a passé ; un autre le continuait, lorsqu’il a passé ; un troisième s’occupait aussi du monument de vanité, lorsqu’il a passé comme les premiers. L’opiniâtreté de ces hommes, dans une chose de néant, ne doit-elle pas te faire rougir ! Tu ne prendrais pas un homme trompeur pour ton ami, et tu ne vois pas que rien ne trompe comme le monde ? Le monde s’en va, la mort entraîne indistinctement le méchant et le bon ; mais la récompense attend celui-ci. L’infortuné, c’est celui qui va mourir sans se repentir. Repens-toi donc ; amende-toi ; hâte-toi de déposer dans ton sépulcre la provision de ton voyage. Le moment presse ; la vie est comme la neige. À la fin du mois d’août, qu’en est-il resté sur la terre ? Il est tard, mais tu peux encore si tu veux, si tu ne permets pas aux charmes de la volupté de te lier. Allons, Sadi, secoue-toi [4]. »

Le poëte ajoute : « J’ai pesé mûrement ces choses ; j’ai vu que c’était la vérité, et je me suis retiré dans un lieu solitaire. J’ai abandonné la compagnie des hommes ; j’ai effacé de mon esprit tous les discours frivoles que j’avais entendus. Je me suis proposé de ne rien dire à l’avenir d’inutile, et j’avais formé cette résolution en moi-même et je m’y conformais, lorsqu’un ancien camarade, avec qui j’avais été à la Mecque sur un même chameau, fut conduit dans mon ermitage. C’était un homme d’un caractère serein et d’un esprit plein d’agrément. Il chercha à m’engager de conversation. Inutilement ; je ne proférai pas une parole. Dans les moments qui suivirent, si j’ouvris la bouche, ce fut pour lui révéler mon dessein de passer ici, loin des hommes, tranquille, obscur, ignoré, le peu qui me restait de jours à vivre, adorant Dieu dans le silence, et ordonnant toutes mes actions à la dernière ; mais l’ami séduisant me peignit avec tant de douceur et de force l’avantage d’ouvrir son cœur à l’homme de bien, lorsqu’on l’avait rencontré, que je me laissai persuader. Je descendis avec lui dans mon jardin ; c’était au printemps ; les roses étaient écloses ; l’air était embaumé du parfum qu’elles exhalent sur le soir. Le jour suivant, nous allâmes nous promener et converser dans un autre jardin. Il était aussi planté de roses et embaumé de leur parfum ; nous y passâmes la nuit. Au point du jour, mon ami se mit à cueillir des roses, et il en remplissait son sein. Je le regardais, et son amusement m’inspirait des pensées sérieuses, je me disais : Voilà le monde, voilà ses plaisirs, voilà l’homme, voilà la vie, et je méditais un ouvrage que j’appellerais le Rosier, et je confiai cette idée à mon ami et il l’approuva, et je commençai mon ouvrage, qui fut achevé avant que les roses ne fussent fanées dans le sein de mon ami[5]. »
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« J’avais choisi pour sujet les vengeances de Dieu. Je les peignais redoutables, et je les peignais inévitables. Je me souvenais d’avoir entendu dire à mes maîtres : « Mon fils, faites craindre Dieu ; le prêtre n’est pas honoré, lorsque Dieu n’est pas terrible. » Je fis des tableaux effrayants des supplices de l’enfer, et, en faisant faire quelques petites fautes aux justes, j’y précipitais des justes le plus que je pouvais ; je n’en sauvais pas un de ceux qui avaient compté sur leurs œuvres plus que sur nos prières. Je voyais les sages jeter des regards de pitié, tantôt sur le peuple, tantôt sur moi ; le peuple m’écoutait sans émotion. J’étais content des religieux ; ils jouaient assez bien la sainte frayeur et l’admiration, mais ils n’inspiraient ni l’une ni l’autre. J’attaquais ensuite les vices qui doivent mériter les supplices de l’enfer. Je m’attachai à cette sorte d’amour-propre qui élève l’âme et qui mène à l’indépendance ; je me souvenais que mes maîtres m’avaient dit : « Mon fils, inspirez l’humilité à vos frères, et ils vous glorifieront. » J’attaquai aussi l’attachement aux biens de la terre. « Vos maisons, disais-je au peuple, ne sont que des hôtelleries ; à peine pourrez-vous y séjourner : c’est le tombeau qui est votre demeure éternelle. Donnez vos biens ; mais donnez-les à ceux qui en ont besoin, et qui sauront en faire un saint usage. » Je parlais ensuite de la pauvreté et des vertus de ceux qui ont embrassé la vie religieuse. Les sages souriaient, et le peuple bâillait. Je m’aperçus trop du peu d’empire que j’avais sur mes auditeurs ; je sentis contre eux une violente indignation, et, ne pouvant les émouvoir, j’aurais voulu les extirper. J’éclatai contre ces hommes orgueilleux qui osent prendre confiance aux lumières de leur raison ; j’attaquai la raison même ; j’en voulais surtout à cette raison éclairée qu’on appelle sagesse. Je peignis les sages comme ennemis de l’État, et des citoyens, et du prince, et des femmes du prince, et des enfants du prince ; ces saintes invectives soutenues d’un ton de voix pathétique et d’un geste véhément, ne firent aucun effet, et je descendis de la tribune après quelques pieuses imprécations.

« Je fus reconduit chez moi par les religieux. Ils m’embrassèrent, les yeux baignés de larmes, et l’un d’eux me dit : « Les sages ont éclairé Balbeck ; nous avons fait de vains efforts pour arrêter les progrès de la sagesse ; elle marche à grands pas ; elle se mêle parmi le peuple ; elle ose se placer près du trône. Nous nous trouvons aujourd’hui une race d’hommes étrangère au reste des hommes ; nous leur sommes opposés d’intérêts, de sentiments et d’opinions ; les ténèbres sont dissipées, et la proie échappe aux oiseaux de la nuit. Nous sommes dans la société comme ces herbages visqueux que le mouvement des mers arrache de leur sein et rejette sur le rivage. Ceux d’entre nous qui sont détrompés, et ceux qui ont conservé leur erreur, sont également à plaindre, et nous ne pourrons plus jouir de l’erreur, ni dans nous ni dans les autres. Nous voyons s’éloigner de nous, pour jamais, ce respect du peuple auquel nous avons sacrifié les sentiments aimables de l’amour et de l’amitié, et les charmes de l’humanité. Le voile du mépris nous couvre, et nous voyons briller dans tout son éclat le mérite qui nous méprise. La jalousie et les regrets nous dévorent, le plaisir n’habite point en nous, et nous ne sentons notre âme que par les passions qui la tourmentent [12]. »

« Je fus consterné de ce discours. J’y pensai longtemps et avec fruit ; je quittai mon habit de religieux, et je me rendis chez un sage. « Je viens me dérober, lui dis-je, à des hommes séparés de leurs semblables, qui en sont haïs, et qui les haïssent ; je viens m’instruire avec vous. — Sadi, me répondit le sage, ton cœur est sensible et bienfaisant ; tu sais tout. Vis avec nous [13]. »
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HISTOIRES OU FABLES SARRASINES


première fable[6]


Au temps d’Isa, trois hommes voyageaient ensemble ; chemin faisant, ils trouvèrent un trésor ; ils étaient bien contents. Ils continuèrent de marcher, mais la faim les prit, et l’un dit : « Il faudrait avoir à manger, qui est-ce qui en ira chercher ? — C’est moi, » répondit un second. Il part, il achète des mets ; mais en les achetant, il pensait que s’il les empoisonnait, ses compagnons de voyage en mourraient et que le trésor lui resterait, et il empoisonna les mets. Cependant les deux autres avaient médité, pendant son absence, de le tuer, et de partager entre eux le trésor. Il arriva, ils le tuèrent ; ils mangèrent des mets qu’il avait apportés ; ils moururent, et le trésor n’appartint à personne.
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Conférence dans le cadre des Congrès scientifiques mondiaux TimeWorld : TimeWorld expose et anime la connaissance sous toutes ses formes, théorique, appliquée et prospective. TimeWorld propose un état de l'art sur une thématique majeure, avec une approche multiculturelle et interdisciplinaire. C'est l'opportunité de rencontres entre chercheurs, industriels, universitaires, artistes et grand public pour faire émerger des idées en science et construire de nouveaux projets. https://timeworldevent.com/fr/ ------------------------------------------------------------------------ Roland Lehoucq est astrophysicien au Département d'Astrophysique du CEA de Saclay. Il enseigne à l'Institut d'études Politiques et au master ASE2 (Approche Sociale de l'Energie et de l'Environnement) de l'université Paris Diderot. Il a publié de nombreux ouvrages dont « La science fait son cinéma » et « Faire des sciences avec Star Wars ». Depuis 2012, il est président des Utopiales, le festival international de science-fiction De Nantes. L'astéroïde (31387) Lehoucq porte son nom en hommage à son implication dans la diffusion et le partage des connaissances.
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