Le narrateur, dans ce dialogue, tente d'édifier un "honnête homme", sur sa sale manie de se ranger, sans penser à mal, à l'opinion générale, sans savoir. Il pourrait bien, ce faisant, "crier avec les loups" contre un homme qui ne le mérite pas.
Un jour, un honnête homme s'étonne d'apercevoir, dans le salon du narrateur (on imagine que le narrateur est
Diderot) un homme à la réputation sulfureuse, le chevalier Desroche. Il accepte d'entendre, de la bouche de son hôte, le narrateur, la vraie histoire de cet homme. Parmi plusieurs histoire, cette dernière, la plus longue :
Une jeune veuve, noble et riche, meurtrie par son précédent mariage est amoureuse du chevalier Desroche, qu'elle a soigné d'une fracture à la jambe, qui l'aime aussi et la demande en mariage. Elle conjure son prétendant de renoncer à ce mariage s'il sent qu'il ne pourra pas lui être fidèle. Et pour être plus assurée, elle le lui demande en public. Elle fait promettre ce public de tourner le dos à cet homme s'il devait se parjurer. L'amoureux promet.
Plus je reparcours ce conte, plus je vois le second, troisième, quatrième degré ! D'abord, on se dit : certainement, il ne faut pas condamner sans savoir, sous prétexte que l'opinion le fait. Ensuite : qu'est-ce que c'est que cette histoire de femme trompée à qui l'on reproche son entêtement, est-ce qu'elle n'a pas du courage ? Et enfin : ah
Diderot, tu nous as bien eu : la personne victime du jugement public n'est pas celle qui nous est racontée et le narrateur, loin d'être l'homme éclairé, est lui-même ce colporteur du jugement public parfois assassin.
Et vous, qu'en pensez-vous ?
C'est la même sensation qui m'a saisie à la lecture de l'Etranger de Camus : si l'on s'abstrait de la manière dont l'histoire est racontée, de la façon poignante dont est racontée l'attente de Meursault, dans le couloir de la mort (personne ne mérite la peine de mort), si l'on s'attache aux actes de Meursault, à ses choix (qui choisit-il pour ami, si tant est qu'il soit capable d'amitié ?), ne découvre-t-on pas un petit colon complètement rendu insensible à tout être humain, surtout s'il s'agit d'arabes (la soeur et le frère - l'une, que son voisin veut faire tapiner, qu'il va aider à punir de sa désobeissance, l'autre qu'il tue sous l'effet d'un simple "coup de chaleur) ?
Là, pareil, observons les actes et les choix des protagonistes, la veuve, le chevalier, le narrateur. A qui va notre admiration et notre compassion ?
Camus, de son côté, dans au moins une préface que j'ai lue, défendait Meursault (en substance, il dit : "on peut être condamné parce que l'on ne pleure pas à l'enterrement de sa mère")
Et
Diderot, dans tout cela ? Quelle distance entre lui et le narrateur ? Quelqu'un de câlé en histoire de la littérature le sait-il ?
La morale que je tire de ce conte ? On peut peut-être faire dire n'importe quoi aux mêmes faits. Mais la bonne méthode, c'est peut-être tout de même de faire parler les faits. Mais ils ne parleront pas d'eux-mêmes. Dans la bataille de l'opinion, c'est narrateurs contre narrateurs. Sortons de notre réserve et exprimons nos convictions.
D'aucuns trouveront que cette référence à l'Etranger de Camus est déplacée et ne peut que desservir mon propos. Tant pis. C'est vrai qu'il m'horripile un peu ce "monument sacré"...
Pour tous ces degrés de lecture qu'il m'a inspiré, en plusieurs fois, je mets 5 étoiles à cet ouvrage, au risque de cautionner un écrit mysogine, un éloge du patriarcat. Pourtant je n'avais mis que 2 étoiles à l'Etranger, parce qu'il me semblait faire l'éloge de la banalisation du mépris colonialiste.
Au fait, ce texte existe en version audio, très agréablement lu, comme d'habitude, par notre chère Pomme http://www.litteratureaudio.com/livre-audio-gratuit-mp3/diderot-denis-sur-linconsequence-du-jugement-public-de-nos-actions-particulieres.html