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Critique de michfred


J'ai longtemps renâclé à voir le Fils de Saul de László Nemes.
Une appréhension inexplicable me faisait reculer.

Pourtant, après la découverte, enfant, de Nuit et Brouillard, après les 9h de Shoah de Lanzmann, vu à l'âge adulte, je pensais qu'aucune image fictive ne pourrait jamais égaler le choc du documentaire, de ce déchiffrement plein d'effroi, ce questionnement respectueux de lieux hantés par le secret le plus terrible de notre histoire récente.

Des fictions, j'en ai vu beaucoup : des pathétiques, des obscènes, des pudiques…elles ont toutes un côté trafiqué, artificiel.

La Shoah est bien ce trou noir de notre mémoire, une sorte de sanctuaire de l'horreur qui engouffre toute image, interdit d'être approché par autre chose que la recherche historique ou la mémoire des suppliciés.

Le Fils de Saul, c'était différent.

Une peur-panique m'en interdisait la vue. Je viens de le voir pourtant, lundi. Cauchemars à la pelle depuis deux jours. Lectures critiques pour mettre à distance l'effroi : une critique stupide de Libé, une autre, magnifique, des Inrocks. Et, dedans, une pépite: la mention de ce petit livre d'un historien d'art , Georges Didi-Huberman que j'ai commandé et que je viens de lire d'une traite.

C'est une lettre de l'historien à László Nemes, le jeune réalisateur hongrois de ce film extraordinaire. Elle a mis des mots sur mes émotions, et a su les expliquer et les mettre en lumière.

Fondé sur une documentation rigoureuse- je sors du livre de Jablonka sur ses grands-parents, qui s'arrête lui aussi sur l'horreur muette des Sonderkommandos d'Auschwitz et raconte, en 1944, la résistance folle de ces esclaves de la mort qui ont pris, dans un péril extrême, des photos –quatre- pour témoigner de ce que les nazis entendaient balayer comme cendre- , fondé, donc, sur une parfaite connaissance historique, le film évoque lui aussi la rébellion de ces « porteurs de secrets » (Geheimmisträger ), évoquant leur projet de dynamiter les crématoires, non sans avoir, d'abord, enfoui photos et journaux personnels, aux portes des crématoires.

Nemes sait tout cela.

Fort de cet enseignement, il n'a pas craint de donner une forme à cet enfer.

Un format, plutôt : une image resserrée, cadrée sur le visage puissant et atone de Saul, joué par un comédien non professionnel, un poète hongrois , l'inoubliable Gëza Röhrig.

L'arrière-plan, flouté laisse deviner l'horreur des chairs, des corps, des lieux, des déjections de la souffrance et de la mort.

Torturé par une bande-son terrible, pleine de bruit , de fureur et de cris babéliens proférés dans toutes les langues du massacre de masse, le spectateur suit au plus près Saul, cet homme marqué d'une croix rouge dans le dos, dans une urgence, une violence, une tension perpétuelle. L' image, composée à partir des quatre clichés rescapés de Birkenau, fait littéralement sortir du noir les images sanctuarisées de la Shoah.

La mise à distance se fait aussi -et surtout - à travers la fable, le conte orphique et désespéré de ce film.

Saul, malgré l'urgence - le Sonderkommando va être à son tour exécuté, les photos de témoignage sont prises, les journaux accusateurs enfouis, mais il faut encore tenter de ralentir la mort en marche en faisant sauter le crématorium- prend la décision folle de « bifurquer », de passer toutes les frontières, tel Orphée, de transgresser la nécessité de l'action, celle du témoignage, et celle de sa survie elle-même pour sauver un enfant;

Un enfant mort.

Lui donner une sépulture, une cérémonie rituelle, un kaddish.

Cet enfant est son « fils » , le fils qu'il s'invente, lui le mourant en sursis, « à contre-courant du monde et de sa cruauté ».

Dans une lettre pleine d'empathie et de tendresse au réalisateur, l'historien s'incline devant cette forme innovante et intransigeante, ce respect de l'Histoire et l'audace d'une fiction à la fois immémorielle et d'une étonnante modernité.

Et nous, lecteurs-spectateurs, nous trouvons, dans sa missive, les clés de notre émotion et la mise en perspective qui nous permet de les tenir à distance.

De les sortir du noir.
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