Citations sur Survivance des lucioles (16)
L'urgence politique et esthétique, en période de "catastrophe" - ce leitmotiv courant partout chez Benjamin -, ne consisterait donc pas à tirer les conséquences logiques du déclin jusqu'à son horizon de mort, mais à trouver les ressources inattendues de ce déclin au creux des images qui s'y meuvent encore, telles des lucioles ou des astres isolés.
(p. 106)
Les lucioles ont disparu, cela veut dire : la culture, où Pasolini jusque-là reconnaissait une pratique -populaire ou avant-gardiste - de résistance, est elle-même devenue un outil de la barbarie totalitaire, confinée qu'elle se trouve à présent dans le règne marchand, prostitutionnel, de la tolérance généralisée : " La prophétie -réalisée - de Pasolini tient, en fin de compte, en une phrase : la culture n'est pas ce qui nous défend de la barbarie et doit-être défendu contre elle, elle est ce milieu même dans lequel prospèrent les formes intelligentes de la nouvelle barbarie.
Admirable vision dialectique d’un côté : capacité à reconnaître dans la moindre luciole une résistance, une lumière pour toute la pensée. Désespoir non dialectique de l’autre : l’incapacité à chercher de nouvelles lucioles une fois qu’on a perdu les premières -les « lucioles de la jeunesse »- de vue.
Il y a tout lieu d’être pessimiste, mais il est d’autant plus nécessaire d’ouvrir les yeux dans la nuit, de se déplacer sans relâche, de se remettre en quête de lucioles.
Au Paradis, la grande lumière se répandra partout en sublimes cercles concentriques : ce sera une lumière de cosmos et de dilatation glorieuse. Ici, au contraire, les lucciole errent faiblement -comme si une lumière pouvait gémir- dans une sorte de poche sombre, cette poche à péchés faite pour que « chaque flamme contienne un pécheur » […].
Dans le monde historique qui est le nôtre - loin, donc, de toute fin ultime et de tout Jugement dernier -, dans ce monde où "l'ennemi n'a pas fini de triompher" et où l'horizon semble offusqué par le règne et par sa gloire, le premier opérateur politique de protestation, de crise, de critique ou d'émancipation, doit être appelé image en tant que ce qui se révèle capable de franchir l'horizon des constructions totalitaires. Tel est le sens d'une réflexion, à mon sens capitale, esquissée par Benjamin sur le rôle des images comme façon d'"organiser" - c'est-à-dire, aussi, de démonter, d'analyser, de contester - l'horizon même de notre pessimisme foncier.
(p. 101)
Comment la victoire des démocraties occidentales sur les totalitarismes de l’Allemagne hitlérienne et de l’Italie fasciste aura-t-elle transformé, « sécularisé » voire prolongé un phénomène culturel dont l’apogée se trouve parfaitement mise en scène dans le Triumph des Willens filmé par Leni Riefenstahl ?
Mais une chose est de désigner la machine totalitaire, une autre de lui accorder si vite une victoire définitive et sans partage. Le monde est-il aussi totalement asservi que l'ont rêvé - que le projettent, le programment et veulent nous l'imposer - nos actuels "conseillers perfides" ?
Le postuler, c'est justement donner créance à ce que leur machine veut nous faire croire. (...). C'est donc ne pas voir l'espace, fût-il interstitiel, intermittent, nomade, improbablement situé, des ouvertures, des possibles, des lueurs, des malgré tout.
Georges Bataille retrouvait le sens politique de toute expérience, dont il décrivait la complexité en nouant dans son propre texte le Tres de Mayo de Goya, la mort de Granero dans les arènes de Madrid, la "culture de l'angoisse" inhérente au cante jondo et la "liberté intime" des anarchistes andalous. Fussent-ils enfermés dans les geôles de Franco, avec pour toute lumière la braise d'une cigarette dans le noir et l'appel déchirant de leurs chants nommés carceleras.
C’est alors la disparition des survivances -ou la disparition des conditions anthropologiques de résistance au pouvoir centralisé du néofascisme italien- qui est à l’œuvre dans le petit cas de figure que représente la disparition des lucioles.