Le lecteur de cette excellente biographie de
Proust sait bien qu'il contrevient à l'un des principes majeurs de toute l'oeuvre proustienne : la séparation entre l'homme, objet de la biographie, et l'oeuvre. La biographie, nous dit-on dans Albertine Disparue, ne donne accès qu'à l'homme extérieur, l'homme social, celui que tout le monde peut voir sans le connaître intimement par la lecture : "Qui sait si vu du dehors tel homme de talent ou même un homme sans talent mais aimant les choses de l'esprit, moi par exemple, n'eût pas fait, à qui l'eût rencontré à Rivebelle, à l'Hôtel de Balbec, sur la digue de Balbec, l'effet du plus parfait et prétentieux imbécile ?" Revenant souvent sur cette idée, avant même d'écrire la Recherche, il s'attaque à
Sainte-Beuve qui se croyait capable d'appréhender talent et génie par la seule interprétation biographique, par la seule documentation historique sur la vie de l'auteur : "cette méthode [de
Sainte-Beuve] méconnaît ce qu'une fréquentation un peu profonde avec nous-mêmes nous apprend : qu'un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices. Ce moi-là, si nous voulons essayer de le comprendre, c'est au fond de nous-mêmes, en essayant de le recréer en nous, que nous pouvons y parvenir..."
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Ceci dit, le lecteur de
Proust ne se propose pas tous les jours de faire de son oeuvre une interprétation globale et savante. Un simple lecteur, même s'il sait bien que la Recherche n'a rien d'autobiographique, que c'est un roman, comme l'auteur ne cesse de le proclamer, que le Narrateur n'est pas
Marcel Proust, voit bien que les deux sont parents. Il s'attache à cette voix romanesque issue d'une personne réelle, et immanquablement ce lecteur sera curieux d'en savoir plus.
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Le volume de Ghislain de Diesbach satisfera cette curiosité. Diesbach est un excellent biographe, qui écrit bien et clairement, et de la naissance à la mort de son héros,
Marcel Proust, il s'attache avec compétence, soin et talent, mais aussi avec une ironie parfois mordante, à reconstruire les milieux sociaux, la famille, la psychologie, et l'évolution du futur romancier
Proust. Les talents d'historien de l'auteur lui permettent de reconstituer une France disparue, celle de la III° République, du Symbolisme, de l'Affaire Dreyfus et, de plus loin, de la guerre de 14-18. Diesbach ne néglige rien, ni les illusions financières baroques du romancier, ni sa santé et ses relations avec les médecins ("patience et résignation" est le mot d'ordre des médecins qui eurent à s'occuper de ce perpétuel malade qui croyait agoniser deux ou trois fois par mois), ni évidemment le grand monde que ce snob fréquentait, et, hélas, ses relations orageuses avec son éditeur. Il nous rappelle qu'il lui a fallu lire l'immense correspondance de l'auteur, et nous déconseille vivement d'en faire autant : on comprend pourquoi à la lecture des quelques extraits qu'il en donne.
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Alors, pour finir, je dirais que ce gros livre m'a causé bien des surprises, chaque fois que j'ai mesuré la distance entre la vie réelle de
Marcel Proust, et ce qu'il en fait dans son roman. La lecture de cette biographie est finalement très utile, en plus d'être distrayante : grâce à elle, on voit mieux tout le travail de transmutation littéraire et romanesque, par la géniale magie du style et de la métaphore, d'où procède "La recherche du Temps Perdu" : elle sort grandie, s'il était nécessaire, tandis que l'auteur réel, lui, peut lui céder toute la place.