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Après le Bonheur des tristes je ne pouvais me résoudre à quitter Luc Dietrich. L'Apprentissage de la Ville reprend cette étrange autobiographie là où la précédente nous avait laissés: à la désolation absolue, la totale dérélicton - au saut dans le vide auquel s'abandonne le jeune Luc après la mort de sa mère. Le langage brut, animal, sauvage de l'enfant a muté sous l'effet du chagrin et du manque. Cette seconde partie, sous le signe d'une errance urbaine entièrement livrée au hasard, s'apparente à un récit initiatique et fébrile, ou à une confession en cascade et sans concession. Malgré des coïncidences pétrifiantes qui, comme le fait si justement remarquer Lutvig dans sa belle critique, font penser à ces "rencontres surréalistes "qui font se percuter des personnages dans des lieux improbables et se mêler des mondes qu'on aurait pu croire hermétiquement étanches et clos sur eux mêmes, malgré des événements dramatiques, violents, véritables "épreuves" où l'âme se mesure à elle-même, la sincérité est toujours celle du Bonheur des tristes. Elle n'est pas à mettre en doute . Mais comme la mère est morte, qui mettait du baume sur ces drames, renouait les fils entre chaque séparation, Luc est plus erratique, plein de ruptures et de déchirures, incapable de trouver qui il est dans la jungle des villes, devenant ce que les rencontres et les chocs le font: tantôt dandy, tantôt voyou, tantôt miséreux, tantôt grand bourgeois, tantôt dealer, presque assassin, tantôt ange tutélaire et protecteur, homme à bonnes fortunes, veule et méprisant, gigolo sans scrupule, ou père de substitution, amoureux fou, fou tout court... Ce moi dissocié court la ville, pénètre les milieux les plus fermés, arpente quartiers interlopes ou cossus, connait la zone comme sa poche mais aussi les librairies, les cathédrales, , travaille dans des gargottes ou des lupanars chics, bat la semelle dans les gares ,les couloirs du métro, crèche dans des chambres de mimi pinson, des galetas, des châteaux, des wagons abandonnés, de luxueux wagons lits.. A chaque nouvelle rencontre, un aiguillage le jette sur une voie nouvelle, comme on dévie un train fou. La ville est le lieu de tous ces possibles, le creuset de tous ces hasards . Une sorte de destin dans la toile duquel ce grand escogriffe ingénu, malheureux et écorché vif se prend, s'arrache, se précipite, tombe... Des mains secourables se tendent, des mains captatrices, aussi. Mais Luc est en mouvement, il ne reste jamais, il bouge. Si on l'immobilise, il s'échappe. Si on le stabilise, il tombe. Car il lui faut tomber, pour savoir jusqu'où, jusqu'à quoi, jusqu'à quand. S'abandonner comme un fétus de paille dans un ruisseau pour connaître qui il est, où il va, qui il perd. J'ai lu cette course éperdue comme on descend un torrent, derrière lui, sans reprendre souffle, ni pied. J'en ressors un peu étourdie , toujours éblouie. Luc Dietrich, c'est une aventure à lui tout seul. Le contraste est saisissant entre la calme gravité de Lanza del Vasto qui préface de façon si éclairante le livre de son ami et le livre lui-même, cette cascade hallucinée, au verbe foudroyant comme une évidence, cette quête-au- risque- de -se -perdre qui ne laisse aucun répit. + Lire la suite |