Le roman
Kétala autopsie une nouvelle forme de domination de l'homme par l'homme. Une domination à versants moral et sentimental. L'héroïne paie tribut à cette dictature. Utilisée comme objet de convenance sociale et de conformisme sociétal, elle endure mariage blanc et solitude à l'ombre d'un époux homosexuel discret. Pire, ses parents à qui elle doit, selon les normes éducatives et coutumières, révérence et soumission, tirent sur la corde et précipitent sa damnation.
Qui de l'homme ou des objets conserve le mieux la mémoire ?
Kétala répond en contrepoint à cette question et
Fatou Diome n'y va pas de main morte, affirmant et démontrant que l'être humain oublieux et ingrat n'entretient guère les souvenirs des défunts tandis que les objets en sont de fidèles dépositaires.
Ainsi la romancière leur insuffle-t-elle une âme et la parole. D'ailleurs n'en ont-ils toujours eu ? Les objets ne sont-ils pas des créatures vivantes et sensibles comme les humains ? Eux aussi sont bouleversés et endeuillés après la perte d'un être cher, même si « nul ne se soucie de la tristesse » des « meubles » à la suite d'un décès.
Condamnés au
Kétala (partage de l'héritage), à l'éparpillement, les objets prennent donc l'initiative de raconter à tour de rôle leurs souvenirs afin de reconstruire soigneusement l'histoire de la brève vie de Mémoria. Un nom très évocateur faisant allusion à la mémoire, à l'anamnèse, point focal du roman.
Sous le sceau d'une restitution de mémoire donc, les objets font un procès aux humains arrogants et peu respectueux les uns envers les autres. Eux, dignes, s'abstiennent de se venger en dépit de la tentation qui les titille.
Kétala est en quelque sorte une révolte. Celle des objets contre les errements des hommes.
Fatou Diome les humanise, les élève à hauteur d'homme afin qu'ils le jugent à pied d'égalité.
Argument
D'abord le parcours de l'héroïne, de sa naissance dans un village jusqu'à l'émigration de sa famille à Dakar, est banal et ressemble à celui de plusieurs Sénégalais. Puis sur les chapeaux de roues, sa vie s'élance et sonne le glas de son bonheur de fille choyée par un père, riche commerçant. le mariage avec son cousin qui devait être un prolongement de ce bonheur a été une déconfiture à tous égards. Car son mari, homosexuel discret, n'honore guère son devoir conjugal, préfère passer ses soirées dehors et rentrer à pas d'heure. Comble de désespoir, l'épouse cocufiée le surprend à poil avec sa meilleure amie, sa professeure de danse, qui est en fait un homme travesti en femme. Ce drame allié à la dévaluation du franc CFA précipite leur départ pour la France. Dans ce pays, Mémoria , toujours très amoureuse de Makhou, compte enfin le reconquérir. Peine perdue. Continuum de solitude et de continence. L'époux poursuit en effet ses fréquentions homosexuelles, et en désespoir de cause, elle le chasse de la demeure. Sa vie prend alors un tournant tragique. Obligée de subvenir à ses besoins, de poster des mandats réguliers à ses parents, elle s'engage d'abord comme danseuse puis lentement, afin d'arrondir ses gains, se glisse vers la prostitution. Elle parcourt en un temps record les trottoirs de France et d'Europe, contractant dans la foulée une maladie incurable et fatale, que l'auteure ne nomme jamais quoique le lecteur sache qu'il s'agisse probablement du VIH. Histoire de se disculper, son époux la raccompagne au pays où elle mourra peu de temps après, au ban de sa propre et ingrate famille.
De l'homosexualité
Fatou Diome traite ici une thématique pas si souvent abordée en littérature africaine, même si sa compatriote
Ken Bugul l'avait ébauchée quelques décennies plus tôt dans
le Baobab fou.
Quelle est la position de l'auteure sur cette question hypersensible en terre africaine ? Les objets ne sont-ils pas l'écho de
Fatou Diome ? Et ils sont vent débout contre une société trainant aux gémonies cette orientation sexuelle jugée contre-nature. Si Tamara s'est travesti en femme et Makhou a accepté d'épouser Mémoria, c'est pour échapper à cette marginalisation dégradante et sacrifier au moule conservateur de la société sénégalaise portée à instancier un individu traditionnellement et moralement irréprochable. « Chaque fois que la société nie une part d'elle-même, elle baisse le rideau de fer de l'hypocrisie devant ses propres yeux ». « Atypique » certes, mais la romance homosexuelle est « douce, joyeuse, émouvante, innocente… » « Un amour sincère… un amour comme chacun voudrait en vivre. »
Ainsi
Fatou Diome semble avoir tranché et choisi son camp : l'homosexualité n'a rien à se reprocher. C'est dans l'air du temps. La plupart des personnalités africaines jouissant d'une certaine autorité intellectuelle abondent dans ce sens, pour faire les yeux doux à l'Occident où cette pratique est des plus normales. Car dans le tourbillon de la mondialisation et de l'homogénéisation des sociétés, les pays occidentaux s'escriment, aidés par quelques comparses locaux, à répandre les mêmes valeurs dans chaque nation.
Certes l'homosexualité a peut-être existé depuis la nuit des temps en Afrique, mais sous l'impulsion de certains défenseurs des droits de l'homme, sa banalisation, son expansion et sa légalisation est en train d'être imposée à l'Afrique. Comme si le meurtre pour la seule raison qu'il a toujours existé dans toute société a lui aussi le droit d'être légitimé.
De l'aumône
Ou la dette des enfants envers les parents. Celle-ci a été l'une des causes de la descente aux enfers de Mémoria. Pour s'en acquitter, elle a dû s'acoquiner avec le monde interlope de la prostitution. Et on connait la suite.
« Au lieu de faire des enfants, ceux qui rentabilisent leur progéniture feraient mieux de coter leurs ovules et leurs spermatozoïdes en Bourse. S'il faut allaiter son bébé et lui demander ensuite d'en payer le prix durant toute sa vie, les gynécologues, les banquiers et les avocats devraient trouver une méthode pour proposer aux foetus des contrats in utero. »
L'auteure pose ici la question du devoir. Celui des enfants envers les parents. Surtout ses limites. Il s'agit là d'un problème très délicat. Enfant, on a été nourri et blanchi par nos parents. Adulte, a-t-on l'absolu devoir de leur renvoyer l'ascenseur ? Dans l'affirmative, jusqu'à quel point ? Jusqu'à leur sacrifier toute notre vie, notre indépendance, notre bonheur personnel ? Mieux, une telle exigence de la part des parents, une telle contrainte de remboursement, n'est-elle pas tout simplement immoral et égoïste ? N'est-elle pas la conséquence de ce rapport humain (ou plutôt inhumain) où toute bonne oeuvre est accomplie dans l'attente irrépressible que la faveur soit retournée ? Malheureusement, en Afrique souvent ce rapport dominant-écrasé constitue celui des parents et des enfants.
Les ficelles de la narration
Il s'agit ici d'une narration de roulement où plusieurs objets successivement se confient, s'épanchent, dessinent le destin martyr et tragique de l'héroïne.
L'interruption de l'histoire à tout bout champ finit par embêter le lecteur même si cette technique maintient le suspens. La vie de Mémoria est en effet un puzzle qui se construit minutieusement, il faut prendre la peine de bien poser les pions, les évènements, l'auteure les ponctue ainsi de commentaires et en profite pour glisser des faits lui tenant à coeur, comme la dette des enfants envers les parents, la religion ancestrale africaine, le lévirat…
Un style aphoristique dans un récit haché.
de la décolonisation de la pensée
Quoiqu'il s'agisse d'un thème neuf et d'un mécanisme narratif très original, j'ai eu du mal à me laisser embarquer dans la bourrasque de l'histoire, les commentaires à vocation didactiques distillant une certaine demi-lassitude. On a parfois l'impression que la romancière, docteur ès lettres modernes, nous livre un cours de littérature française (au moins pourquoi pas africaine puisqu'il est question d'un sujet africain ?). L'auteure sénégalaise inonde le récit de citations d'écrivains français, comme si la littérature africaine écrite, déjà vieille de presque cent ans, n'a pas suffisamment produit d'auteurs valables ou d'oeuvres appréciables afin qu'elle s'y réfère. Et ironie de l'histoire s'est récemment tenue à Dakar une conférence d'intellectuels africains dont l'un des thèmes principaux était la décolonisation de la pensée. Citer un auteur européen reste toujours chez nous une preuve d'érudition et jouit d'une bonne presse. Ne faudrait-il pas plutôt balayer devant nos propres portes d'abord, avant de s'occuper de la devanture de celles des autres ? Autrement dit, citer davantage nos auteurs afin d'affermir, de solidifier leur place dans la littérature mondiale, où elle reste très marginale.
Je ne prône certes aucun vase clos de la pensée ou un quelconque protectionnisme intellectuel, toutefois nous devons déjà être fiers du corpus généré par les artistes noirs. Et sans doute pour vider l'abcès, il faudrait, au bout du processus de libération, écrire dans nos propres langues aux fins de décoloniser radicalement la pensée africaine. Il y a des déjà des précurseurs comme Zénab Koumanthiou Diallo ou le romancier
Boubacar Boris Diop, auteur d'un roman en wolof. A la question qui lui a été posée par jeune Afrique, « Pourquoi écrire et publier des romans en wolof ? »
Boubacar Boris Diop répond : « Et pourquoi pas ? » Il ajoute : « tout processus de développement doit se fonder sur les langues nationales. À moins que le processus d'acculturation ne soit arrivé à son terme, comme en Amérique latine, jamais un peuple ne s'est développé dans une langue étrangère ».
Pour qu'un tel élan salvateur puisse avoir le vent en poupe, il est nécessaire qu'il soit soutenu, encouragé par les intellectuels du continent en collaboration avec les autorités publiques.