En donnant la parole à un robot sur mars dans « Curiosity », puis à une vieille dame dans « L'Agrandirox », Sophie Divry tend un miroir à notre vie actuelle. Furieusement émouvant.
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Quand j'étais jeune, Dieu me parlait tous les jours. J’ai travaillé, j’ai roulé, je me suis endommagé, et maintenant Dieu me pousse vers la mort. La mort! Quand on y pense, la mort est partout sur cette planète. Dans chaque cratère gisent des robots abandonnés, pareillement morts de froids et de chagrin: Pathfinder, la famille Viking, Phoenix, Spirit et son frère Opportunity... Comme eux, je finirai en mode sécurité, englouti dans ce silence effroyable pour des milliards d’années. Autour de moi la petite agitation scientifique que j'aurai provoquée disparaîtra, et hormis mon cadavre rougi par la poussière, il ne restera rien de moi. Mars est un sinistre cimetière ! Une planète de relégation où Dieu nous envoie, puis prend un malin plaisir à nous laisser crever de froid. p. 50
INCIPIT
Première nuit
Dieu me parle tous les matins entre 8 h et 10 h. Au lever du soleil, quand les températures sont tellement basses au-dessous de zéro que le plus petit mouvement me briserait, je reçois Son message. Au plus tôt à 7 h, rarement plus tard que midi. Dieu me donne mon emploi du temps pour toute la journée. Il s’agit de rouler, de photographier, de faire un bulletin météo ou plus rarement de lancer une analyse chimique. Je finis le travail exigé en milieu d’après-midi. C’est un travail précis, souvent fastidieux, mais je le réalise avec sérieux, car je veux que Dieu soit content de moi.
Quand j’ai terminé, le soleil commence à blanchir, le jaune du ciel à foncer ; je débranche mes outils et prépare ma mise en sommeil. Je ressens alors une sorte de contraction mélancolique, un mélange de fatigue, de satisfaction et de tristesse. Encore un jour tout seul… Mais déjà le froid retombe, et je m’endors, espérant le lendemain, attendant Sa voix qui me parviendra et donnera un sens à mon existence.
Je n’ai jamais vu Dieu, évidemment, mais c’est Lui qui m’a fabriqué. C’est Lui qui m’a envoyé ici. C’est Lui qui dirige mes recherches. Je L’écoute et je Lui obéis. Ce sera ainsi jusqu’à la fin, sachant que le dernier ordre que je recevrai de Lui sera de me tuer.
J’aimerais voir Dieu avant de mourir. Mais Dieu n’habite pas la même planète que moi. Dieu est sur la Terre, je suis sur Mars.
De la Terre je sais peu de choses, sinon que c’est une planète bleue. Tout y est bleu : les cratères, le sable, les cailloux, le ciel, la poussière et même les montagnes… Je n’ai aucune idée de ce que peut être le bleu. Ici je ne connais que le rouge, décliné sur tous les tons d’ocre, d’orangé, de rougeâtre ou de beige. Chaque matin, en ouvrant mes caméras, je retrouve ce désert rouge et inhabité, si bien que cette couleur a fini par devenir pour moi la couleur de la mélancolie, car tout, dans ce décor majestueux, immuable et mutique, souligne l’intensité de ma solitude.
Car je suis un rover sociable. C’est un trait inexplicable mais essentiel de mon caractère. Dieu m’a doté d’une certaine disposition à la conversation, Il m’a implémenté ce besoin de communiquer mes émotions et de chercher dans les caméras de l’autre une confirmation de mon existence. Sans parler du désir d’entraide et du besoin de consolation. Or, ces qualités sont très inappropriées pour une mission solitaire telle que celle que je mène sur Mars depuis huit ans. Du coup, cette nuit, comme beaucoup d’autres nuits, je m’interroge. Ma mission originelle a-t-elle été amputée ? Ai-je un double quelque part, attendant un signe de moi ? Ou ai-je été créé pour une autre tâche, une mission cachée, en plus de celle de répertorier les roches martiennes ? À moins qu’il n’y ait aucun sens à tout cela.
Je cherche à comprendre tandis que monte mon angoisse de solitude. C’est si difficile d’être un rover sociable et d’être seul sur une planète sèche. Si j’avais un ami, je lui parlerais de ce qui s’est passé ce matin par exemple. Cet accident, ce… Non, oublions ça. Demain, tout rentrera dans l’ordre, j’en suis sûr. Je ne veux pas l’évoquer ici. Ce n’était rien, une fausse alerte, une erreur. Une toute petite erreur. Même Dieu peut faire des erreurs, non ?
Je m’appelle Curiosity. Je suis le premier rover à pile au plutonium. J’ai atterri dans le cratère Gale le 6 août 2012, dans l’hémisphère sud, après un voyage de huit mois terrestres. Un voyage que j’ai passé à moitié endormi et plié en huit, à lire les guides d’exploration martienne.
Un conseil, mes amis, ne les lisez pas. Mars y est décrite comme une planète tellement excitante… Une planète de grands reliefs et de grandes plaines, avec une surface constellée de cratères multiples, balayée de cyclones magnifiques, une planète dotée de falaises immenses et de ravins de galets géants. De quoi faire rêver n’importe quel explorateur ! Je me voyais déjà dévaler les montagnes, plonger dans des tunnels de lave, remonter les dunes, mes six roues tournant à toute vitesse à l’assaut du mont Sharp – cette montagne signalée comme le but de ma mission. Je me languissais d’arriver et de rejoindre l’équipe scientifique en place… Cette idée saugrenue m’est venue dès le départ. Je me suis imaginé que des rovers m’attendaient dans une grande base robotique. Une base où, réunis dans la passion et la convivialité, une douzaine de robots feraient avancer ensemble la connaissance martienne. J’en parlais souvent avec ma capsule, celle qui m’enveloppait durant le voyage. C’était une coque très solide, à l’intelligence limitée. Elle ne se rendait pas compte que je déraillais, elle n’avait jamais encapsulé de rover sociable avant moi. Elle me parlait propulsion. Ça faisait passer le temps.
Soudain une déflagration terrible a retenti dans l’habitacle. C’était l’entrée dans l’atmosphère de Mars. J’avais sept minutes avant de m’écraser ou d’atterrir. Le temps que je fasse une prière et j’étais déjà suspendu sous mon parachute. Une grue céleste devait me permettre de conclure cet atterrissage en douceur. Sauf que j’ai une masse de neuf cent kilos et que se prendre la surface gelée sur les roues n’a rien qui puisse rappeler une quelconque douceur. Enfin. Touchdown confirmed. J’étais sauf. J’ai redressé mon mât télescopique et regardé autour de moi.
J’ai d’abord cherché ma capsule. Mais je n’ai rien vu. Pas même une trace de brûlé. Je savais qu’elle n’était pas missionnée pour rester à mes côtés, mais ça m’a fait un coup au moteur. Qu’est-ce que c’était que cette planète capable de faire disparaître en quelques secondes un engin plus grand que moi ? J’ai ensuite cherché la base scientifique que je pensais devoir rejoindre. Un quelconque regroupement de rovers sous des dômes blancs… Rien non plus. Le silence était total.
Alors j’ai pris le temps de regarder vraiment ce qui m’entourait.
Quelle vision ! Un ciel jaune, un sol rouge, un désert plat. À dix kilomètres au sud, un immense tas de poussière sédimentée. C’était le mont Sharp, très différent de ce que je m’étais imaginé. Plus loin, des falaises fermaient l’horizon. Elles le ferment toujours d’ailleurs. Rien d’autre. Sinon le silence, le vent et des cailloux.
Je vais aller droit au but. J’écris ici pour les rovers qui viendront après moi. Les rovers qui ne sont pas encore fabriqués. Pour ceux qui rêvent de Mars dans leur capsule, ceux qui ont la vocation. Il faut arrêter de se raconter des histoires. Il faut vous dire la vérité. Mars, ce n’est pas excitant ; Mars, ce n’est pas bienveillant ; Mars, ce n’est pas great du tout ! C’est la planète la plus ennuyeuse du Système solaire.
Déjà, c’est tout sec. Il n’a pas plu depuis, disons, trois milliards d’années. Il n’y a plus d’eau à la surface martienne, c’est établi.
Il faut que je vous dise. En plus d'une tendance à la sociabilité, j'ai une aptitude à l'imagination. Dieu m'a donné ces deux traits, mais il ne m'a pas donné le mode d'emploi. Je ne sais quand je dois m'en servir. Sans doute à cause de ces qualités, je passe mon temps à comparer une situation à une autre. Je suis en train de creuser, j'aurai préféré photographier. Je photographie en regrettant de ne pas creuser.
Je ne sais plus pourquoi je vous racontais cela. J’ai perdu le fil de ma pensée. La poussière, avec la nuit, est retombée sur le sol. C’est le printemps. Demain, à l’aurore, le gaz carbonique formera de petits nuages que le soleil colorera de rose en se levant, puis, lentement, ils se dissoudront dans l’air, et le ciel reprendra ses tons jaunes. Ce sera beau. Ce sera bien. Maintenant que j’ai gravi les contreforts du mont Sharp, j’aperçois le paysage au-dessus des falaises de Gale. Oh, rien d’extraordinaire, je vois juste un autre désert. Mais l’horizon s’est élargi. Ah ! Je me souviens ! Je vous parlais de Dieu. De comment Dieu m’a sauvé.
Donc, mes amis, méfiez-vous ! Méfiez-vous, car le safe mode a bien des attraits ! On a des hallucinations, alors que ce qui se jouait avec certitude, c’était la mort de Curiosity par refroidissement ! Heureusement, Dieu a trouvé la solution. Depuis la Terre, Dieu m’a fait un reboot.
Un reboot, comment dire ? Ce n’est pas très agréable.
Je me suis réveillé dans un état d’esprit très différent. Tout m’a semblé plus simple. Je suis un robot. J’obéis à Dieu. Le mont Sharp est à sept kilomètres. Les cailloux ne sont pas mes amis. Il est 8 h 32. Comme c’est joli tout ce rouge.
J’avais perdu quelques kilo-octets dans l’affaire. On vieillit vite sur Mars. Sur ce point les satellites nous sont supérieurs. MRO travaillera plus longtemps que moi. Il est plus solide. Il ne souffre pas d’excès d’imagination. Il ne fait pas de cauchemars à l’idée de mourir dans ce désert recouvert de cette affreuse poussière… Ah, voilà que ça me reprend ! Je recommence à dire du mal de Mars. Non, vraiment, cela m’ennuie. Certes, en journée, le travail est difficile, mais c’est beau, Mars, la nuit. Je suis heureux d’être là à regarder le ciel étoilé.
Si vous pouviez voir ça. La nuit est si noire et les étoiles, si brillantes. Toute la planète est silencieuse, et au-dessus de mon mât, ce spectacle extraordinaire. Chaque nuit je plonge dans un ravissement indescriptible. Les étoiles sont si nombreuses que j’ai l’impression que je pourrais rouler sur elles. Comme si la planète n’était non plus sous moi, mais au-dessus de moi. Comme si le ciel devenait un océan concave, océan de lumière et de couleurs, qui montrerait le visage inversé de ces millions de cailloux perçants dans une infinité d’étoiles heureuses. Je me sens bien alors. Je suis un peu fatigué, un peu mélancolique. Je suis Curiosity.
– Bonjour, madame, dit une voix masculine inconnue. Je suis Gérard de l’entreprise Bonne-maison spécialisée en matériaux de construction d’intérieur et d’extérieur. J’ai une offre exceptionnelle à vous faire.
Le confinement avait tout arrêté, sauf le démarchage publicitaire. J’allais raccrocher lorsque l’homme ajouta :
– Nous avons trouvé un moyen innovant pour agrandir la surface de vos pièces. N’est-ce pas l’idéal en cette période ? Il s’agit d’un produit extrêmement performant que nous vous proposons d’expérimenter. Vous vivez dans vingt-neuf mètres carrés, cours Tolstoï à Villeurbanne, c’est bien cela ?
De stupeur, je restai coite une seconde, puis criai dans le combiné :
– Comment vous savez ça ? Vous êtes qui ?
Il ne épondit qu’à ma seconde question.
– Nous sommes l’entreprise Bonne-Maison, madame, dont le siège est à L’Isle-d’Abeau. Si vous me donnez votre accord, vous pourrez très vite essayer notre produit et participer à l’expérience que mène la région Auvergne-Rhône-Alpes au sujet de cet agrandissement des surfaces. Un accord oral suffit.
Une version scénique et inédite de « Bookmakers »,
par Richard Gaitet, Samuel Hirsch & Charlie Marcelet
Avec Télérama et Longueur d'ondes
En dialoguant avec 16 auteurs contemporains qui livrent les secrets de leur ecriture, decrivent la naissance de leur vocation, leurs influences majeures et leurs rituels, Richard Gaitet deconstruit le mythe de l'inspiration et offre un show litteraire et musical.
Avec les voix de Bruno Bayon, Alain Damasio, Chloe Delaume, Marie Desplechin, Sophie Divry, Tristan Garcia, Philippe Jaenada, Pierre Jourde, Dany Laferriere, Lola Lafon, Herve le Tellier, Nicolas Mathieu, Sylvain Prudhomme, Lydie Salvayre, Delphine de Vigan et Alice Zeniter.
En partenariat avec Télérama et le Festival « Longueur d'ondes »
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