Après Charles Juliet, après Samuel Beckett, je suis allée voir comment Philippe Djian parlait de Bram van Velde, ce très grand peintre taiseux et humble, et qui a accepté pour son art tous les sacrifices.
C'est en romancier, en poète que Djian parle de Bram. Et non pas en écrivain "bûcheron" comme il se qualifie plaisamment lui-même dans une pseudo-lettre constituant un des chapitres du livre, celle d'un intellectuel furieux du choix de Djian, fait par la maison d'édition-
Il fait le portrait du peintre hollandais comme on répond par métaphores successives aux questions d'un portrait chinois: chaque court chapitre de ce petit livre précieux- très jolie édition Argol, enrichie de vignettes raffinées représentant quelques-uns de ses tableaux- est une facette subjective, incomplète, mais vraie de son talent.
C'est donc un portrait par facettes , par éclats juxtaposés comme les touches de couleur des tableaux cubistes: regard de policier -Bram a disparu, Bram aurait sauté par la fenêtre de son atelier au 4ème étage, mais de corps de Bram , point- regard de passant, de voisin, de concierge , de groupie enamourée, de galeriste, de biographe, de chroniqueur d'art un peu people..
Tous ces regards se croisent, se renvoient leurs questions ou leurs constats et se heurtent au même mystère:" peindre, c'est difficile" et parler d'un peintre aussi discret, aussi muet que Bram c'est tout aussi difficile....
Peindre c'est une question de vie ou de mort, peindre c'est le travail de toute une vie, peindre c'est la vie.
Les silences, les épreuves, les cilices, les stations, les disparitions et les épiphanies de Bram en font une sorte de figure christique étonnante - un Christ du pinceau qui aurait écrit lui-même son évangile sous forme d'aphorismes puissants- que je connaissais déjà pour les avoir trouvés chez Juliet.
Récit étonnant, entre le poème et la nouvelle, mais surtout beau, très beau portrait, qui donne envie que se décide très vite, quelque part, une rétrospective des oeuvres de ce modeste plein d'exigences, de ce prodige (longtemps) oublié.
Bram van Velde redécouvert par Djian, pour nous, lecteurs, c'est la rencontre de deux écorchés vifs, à la marge des modes ou des courants, qui ont des choses à se dire.
Et à nous dire.
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Tout son matériel tenait sur une petite table. Deux ou trois tubes de couleur, quelques assiettes, une poignée de pinceaux dont la moitié n'avait plus de poils. Très bien. Mais je lui ai demandé si elle trouvait ça normal. Un atelier tellement propre, tellement vide, presque sans odeur. Il y avait une toile en équilibre sur une chaise. Elle m'a expliqué que ça dégoulinait toujours ainsi. Qu'il mettait trop d'eau, à son avis. Si on me disait qu'il a mis au point une machine pour s'envoler, je le croirais. Plus facilement que si on cherchait à me démontrer que ce gars-là était peintre. J'ai même vu des patins, dans l'entrée, et il n'y avait pas une seule goutte de peinture sur le sol. Mais je ne vais pas m'étendre, de toute façon, j'ai simplement à justifier ma présence sur les lieux. Et il ne s'est rien passé. J'ai eu un doute dans la soirée. Mais j'ai rien trouvé à BRAM. Ni à VAN. Ni à VELDE. J'ai pourtant l'édition de 68. Normalement je devrais arriver à dormir.
Il reste assis devant sa toile, les doigts croisés. Il dit que c'est difficile. Il dit que peindre est presque impossible. Que la peinture, c'est l'homme devant sa débâcle. Il dit des choses que je ne comprends pas
Et moi, qu'est ce que je mets dans mon rapport ? Qu'il a sauté ou qu'il a pas sauté ... ? Et si je dis que je l'ai vu sauter dans le vide, que j'ai même entendu les gens frémir autour de moi, que cette femme s'est accrochée à ma manche ... hein, si je le disais ?! Mais je sais très bien à quoi je m'expose. On va me dire: "Alors, comment ça se fait que t'as pas trouvé le corps ? ... Comment ça peut se faire qu'un type qui saute par la fenêtre atterrit pas en bas, tu nous prends pour quoi ... ?"
Il est resté silencieux pendant une longue minute, le visage rempli de souffrance. Alors j'ai dit:" Écoutez, laissez-le tranquille..!" Et je l'ai raccompagnée jusqu'à la porte. Je suis revenue vers lui et je l'ai entendu murmurer: "Je suis un être sans langue. Je ne peux rien dire. Je n'ai pas de mots." C'est vrai qu'il paraît tellement fragile. On a envie de l'aider, mais on sent que c'est impossible. Il ne faut pas obliger un aveugle à traverser la rue.
Le romancier Philippe Djian, adapté de nombreuses fois au cinéma (notamment dans "37°2 le matin" de Jean-Jacques Beineix, "Impardonnables" d'André Téchiné, "Elle" de Paul Verhoeven), publie un nouveau roman, "Sans compter". Un polar qui ne dit pas son nom et s'approche par moment du fantastique. Il est l'invité d'Olivia Gesbert.
#litterature #polar #cinema
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