Naissance des coeurs de pierre

Mais la vie n'est pas une promesse que l'on peut se faire. Encore moins une promesse que l'on peut faire aux autres. Elle s'évertue à déconstruire toutes nos certitudes et nos croyances.

C'est ainsi que ça fonctionne : il faut tout effacer. Tout le doux, tout le rugueux aussi. Pour que rien ne nous distingue plus les uns des autres. Ce Nouveau Monde agence les corps comme des boîtes vides, sans âme et sans amour. C'est sa façon de survivre.

La transformation ou la fin. Mais comment taire en soi toutes ces déflagrations de pensées et de sensations ? Comment est-ce qu'on s'y prend pour faire mourir autant de soi à l'intérieur quand on se sent si vivant ?

L'homme avait façonné un monde à l'image de ses propres angoisses : fragile, instable, prêt à rompre à chaque instant, incapable de contrôler le flux de perturbations qui le déformait. Alors les survivants ont décidé de rompre avec les fondements les plus instables de la nature humaine : les émotions.

La solitude n’est plus un refuge, elle est une cage. Aude y rumine les mots qui la transpercent tout au long des journées. Ces mots qu’on lui jette à la figure, qui la griffent, la pincent et la cognent. Ces mots comme des armes, dont personne ne mesure la force et l’impact dans les parties tendres du dedans. Parce que là encore, tout est prétexte à la gamelle.

L’espoir qui le portait l’a lâché. C’est le sentiment le plus fragile, face à la cruauté des hommes. Celui qui, dans un monde où rien ne peut changer, où rien ne s’ouvre à la lumière, devient le plus douloureux. L’espoir est d’une violence terrible, quand il est retourné contre soi.

... les émotions. En salle d’enseignement comme dans l’aire de vie de la Zone 5, les enfants qui les ressentent encore n’ont pas le droit de leur donner de noms. Ils ne les font pas exister. Ils se les murmurent, entre eux.

Les images d’un monde ravagé par la colère, affaibli par la peur, dévoré par la tristesse, noué par le rejet, trompé par l’envie, floué par l’euphorie, tous ces instants de bonheur éphémères qui ne faisaient que guider les individus vers des heures plus sombres encore. Il a vu les guerres provoquées par les émois et la rage, les destructions causées par le désarroi et la peine.

Les mots se veulent tendres et rassurants. Doux comme ces vagues de sucre coloré qui nappent les friandises de fête foraine. Mais ils ne recouvrent pas toutes les injonctions dont on lui a barbouillé le crâne : les “Tu dois réussir”, les “Tu joues ton avenir”, les “Ces trois prochaines années, tu ne dois penser qu’à ça”. Les paroles du père, martelées, presque des ordres. À force, comme de la corne recouvrant les parties sensibles, les doutes ont déformé les pensées d’Aude. Elle aimerait que rien ne bouge. Rester cachée et à l’abri. Un endroit si minuscule, à l’intérieur d’elle, qu’on ne pourrait plus venir l’en déloger. Mais les émotions débordent d’elle, comme des extensions folles impossibles à raisonner. Il ne lui est plus possible de rester cachée. Bientôt, tous les gens autour d’elle ne verront plus que ça

AUDE OUVRE LES YEUX, les perceptions encore brouillées par les images qui achèvent leur danse dans son esprit. Inutile de s’y accrocher. Elle a dû s’assoupir quelques minutes plus tôt. Douceur de la couette contre sa peau quand elle bouge la tête pour débloquer sa nuque. Elle étend le bras et s’étire, puis tord le reste de son corps en faisant vriller ses jambes. Une sensation agréable saisit chacun de ses membres au fur et à mesure qu’ils se détendent. Elle tourne la tête vers la fenêtre entrouverte de sa chambre, les rayons de lumière qui caressent son visage semblent amener avec eux une musique tout droit sortie des restes de son rêve.