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Critique de Apoapo


Voici une autre lecture suggérée par les essais de Mona Chollet sur un sujet encore tabou, inexprimé et donc difficilement verbalisable de la condition féminine : le regret d'avoir enfanté. À noter que ce regret, dans la manière dont il a été exprimé par la très grande majorité des femmes concernées, ne comporte ni un désamour pour leurs enfants (qui pourrait se pousser, dans sa forme la plus extrême, jusqu'au fantasme de leur disparition, très rarement mentionné), ni des comportements de maltraitance ou de négligence de la fonction maternelle (« motherhood ») - lesquels sont hélas bien attestés dans la réalité, mais n'apparaissent dans aucun témoignage ci-inclus. Il est question au contraire d'un rejet du « rôle maternel » socialement assigné, qui objectivise la mère en tant que pourvoyeuse de soin pour l'enfant et qui répond à des injonctions patriarcales et politico-sociétales notamment dans des sociétés natalistes, au lieu d'embrasser une vision subjectivante de la maternité en tant que « relation » humaine, dans tout ce qu'une relation possède de dynamique et de volontaire.
L'enquête sociologique ici présentée adopte la méthode qualitative par recrutement informel (forum en ligne et articles dans les médias, « bouche-à-oreille », « boule de neige »), et les rencontres individuelles n'ont abouti que sur 23 témoignages retenus, de femmes israéliennes juives, de différents âges, conditions sociales, et autres marqueurs socio-économiques. Si cette méthode est certainement la plus apte à faire ressortir le plus grand nombre de nuances et le meilleur approfondissement dans l'expression des divers points de vue individuels, il me semble absolument regrettable qu'un seul contexte national et culturel ait été exploré, d'autant plus que la société israélienne possède des spécificités très marquées aussi bien du point de vue de la politique de la natalité que du patriarcat biblique (par ex. l'injonction à avoir au moins trois enfants : « un pour le père, un pour la mère, un pour la patrie »... qui effectivement fait d'Israël le pays développé au plus haut taux de natalité au monde). Cela est d'autant plus regrettable qu'il est question d'une collaboration de la sociologue avec une autrice allemande (Margret Trebbe-Plath), et que la première édition du livre est parue en Allemagne : une étude comparative incluant un corpus interviewé dans ce pays européen aurait été, me paraît-il, tout à fait fertile ; de plus, les références bibliographiques, utilisées pour étoffer la théorisation des observations, sont très majoritairement anglo-saxonnes et allemandes (même si la présente édition a été traduite de l'anglais...).
Ces réserves étant posées, l'ouvrage se décline dans les 6 chap. suivants. le chap. 1er, « Les voies de la maternité », s'occupe des injonctions sociales contemporaines relatives à la maternité, en termes soit biologistes (la « nature » de la femme) soit « postféministes, capitalistes et néolibéraux » (la maternité est un « choix »... à condition que les femmes fassent « le bon »... !), ce qui tend à occulter les pressions patriarcales et sociales vers la norme de la maternité qui s'articulent avec le véritable désir de maternité : l'autrice forge ici la notion de « volonté institutionnalisée » (cf. cit. 2).
La chap. 2, « L'exigence d'être mère », se penche sur les contenus des attentes sociales à l'égard des mères, à travers les stéréotypes de la « bonne mère » et de la « mauvaise mère », conformément à « l'éthique du care », en définissant non seulement les comportements mais surtout les sentiments jugés acceptables, jusqu'à une certaine forme très circonscrite dans le temps et dans la sémantique des sentiments d'« ambivalence ». L'écart entre les normes et le ressenti permet d'aboutir sur l'explication de la formule : « aimer ses enfants, haïr la maternité ».
Le chap. 3, « Le regret d'être devenue mère », s'intéresse aux manières exprimées de regretter la maternité, sachant qu'elles impliquent un renversement vis-à-vis du « regret légitime », qui est celui de ne pas avoir eu d'enfants à temps. Ce chap. se termine par un questionnement sur les « avantages et inconvénients de la maternité » effectivement jaugés, qui permet de cerner et préciser encore la notion de regret.
Le chap. 4, « Vivre avec une émotion illicite », se penche sur le trauma entraîné par les expériences de la maternité chez les interviewées, notamment en termes de « conflit entre le f ait d'être mère et le désir d'être mère de personne ». Ce chap., qui tient compte des « promesses » entretenues par la mythologie de la maternité comparées aux différents moments de l'expérience vécue par les femmes, quelles que soient leur hérédité de l'expérience maternelle de leurs propres mères ainsi que la présence ou l'absence (physique et symbolique) du père des enfants, est le plus articulé, et il se termine par l'exemple apparemment paradoxal des femmes qui, après avoir déjà ressenti le regret de la maternité, décident de réitérer l'enfantement, parfois à plusieurs reprises.
Le chap. 5, « Qui es-tu maman ? » se pose la question du silence ou de la parole (éventuellement anonyme ou posthume) relative au regret. Ayant surmonté les instances qui voudraient les réduire au silence, ainsi que l'hypothèse que les enfants disposeraient de toute façon des moyens d'une compréhension non-verbale des sentiments maternels, il est intéressant d'observer que les mères qui songent à l'une des deux décisions antinomiques, de taire ou d'exprimer le regret de la maternité à leurs filles (ou à leurs belles-filles) sont motivées par le souhait identique de les « protéger ».
Enfin le chap. 6, « Des mères sujets », permet de prendre le thème du regret comme une ouverture vers la condition nécessaire afin que la maternité (consciente et informée) soit une source de satisfaction. En d'autres termes, après avoir réfuté l'opinion répandue selon laquelle la satisfaction d'être mère ne dépendrait que des conditions matérielles et psychologiques de la femme, voire des politiques publiques (crèches, aménagement du temps de travail, redistribution des tâches au sein du couple), le chapitre développe brièvement la thèse que la véritable condition réside dans le passage d'une idéologie où les mères ont la position d'objets à celle de sujets, c-à-d. dans la métamorphose de la maternité comme « rôle » à la maternité comme « relation » (cf. cit. 1).
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