Je veux arrêter le temps sur ce moment, sur ma découverte de l’horreur : un homme puissant ôte dix ans de sa vie à un autre, il le retire du monde pendant dix longues années. Ce pauvre Burundais a perdu une tranche de vie, je ne dois pas lire en
quelques minutes cette existence amputée et puis l’oublier. Ce serait rajouter à l’horreur.
Ce Burundais reste avec moi et je veux qu’il en soit ainsi. Je dois même le prolonger, et c’est un autre homme, rencontré peu après, qui le prolongera, un autre homme d’origine africaine, le premier qui se présente à la première permanence syndicale que je coanime.
Quand l’écriture commence, je ne comprends pas tout, elle arrive, c’est tout.
Toutes sortes de choses se mêlent, quand elle se met en branle. Par exemple le simple titre d’un livre d’Albert Camus, Le Premier Homme, que je n’ai pas
lu, que je compte lire. Et je décide que le conseiller
Méthode sera mon premier homme, parce qu’il est le premier homme de ma première permanence.
Djamila, des cheveux blonds, non pas en bataille, mais vaincus, mèches pendantes, elle a déposé les armes, plus très guerrière, Djamila, j’écris votre prénom, je ne veux pas vous oublier.
Méthode ne doit pas prendre toute la place. Il la prendra cependant puisqu’il est tous les hommes bafoués, qu’ils aient un travail ou qu’ils n’en aient pas. Et le titre d’un poème de Nazim Hikmet me revient en mémoire, « La grande humanité ». Et je
pense avec lui à la pauvre humanité qui traverse les
frontières dans l’espoir d’une vie moins amère.
À une époque, ces vers, ce recueil éponyme, je les ai aimés. Je vais au poème ce soir, je le relis, il ne me touche pas autant, il y manque sa chemise aux lignes horizontales, à la couleur si particulière, couleur hésitante qui ne se déclare pas, qui reste
sur ses gardes, ni orange ni rose, entre les deux.
Il me faut ce vêtement porté par lui pour voir tous les hommes. J’accède à la grande humanité, à sa chair, grâce au tissu.
Le fleuve est une peau noire, celle d’un homme, le hublot illuminé d’une péniche éclaire une main
noire, je contemple le reflet rond et scintillant, mouvant, vois une bague étincelante, le fleuve porte un bijou à son doigt.
Méthode n’en portait pas. Il ne portait pas non plus de bracelet à ses poignets, ni de collier à son
cou. Sa chemise était boutonnée jusqu’au col. J’ai bcherché sa peau : je voulais la lire.
Il y a les gens qui réussissent. Il y a les gens qui ne sont rien : ce sont ceux-là qui accrochent mon
cœur. Ceux qui trébuchent et tombent. Qui restent à terre, ou se relèvent les genoux râpés, les paumes écorchées, l’âme fracassée. Ceux qui boitent, qui
traînent la jambe, les abîmés que la mort séduit,qu’elle drague, ceux-là se logent en moi. Ils s’installent, je dois composer avec eux.
Je n’ai aucune expérience en matière syndicale, aucune expérience d’animation de permanence.
Des connaissances minimales en droit du travail. Mais je sais que je veux être là, même si je suis étonnée de ma propre présence au local, par cet engagement nouveau, inattendu. Soudain.
Et cet homme courtisé par la mort me percute.
Mary Dorsan Méthode éditions P.O l': où Mary Dorsan tente de dire de quoi et comment est composé son livre "Méthode", et où il est question notamment d'une ergothérapeute et de la souffrance au travail, de la différence ou de la confusion entre narrateur, un personnage de roman et un auteur, d'un permanence syndicale et d'une manifestation du premier mai, de Méthode Sindayigaya et de Georges Perec, du furur et du conditionnel, de souffrance au travail et d'hôpital, à l'occasion de la parution de"Méthode" aux éditions P.O.L à Paris le 29 avril 2021.
"Méthode est un homme humilié. Ce récit est sa revanche.
Mais il ignore tout de mon travail.
Il ne me reste que l'écriture. Comment supporter autrement
la grande douleur et la solitude de tant d'hommes
et de femmes ?"
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