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Critique de Darkcook


Après le chef d'oeuvre Crime et Châtiment, équivalent russe des Misérables, ancêtre de n'importe quel thriller dans la tête d'un tueur, voici Le Double, pendant du célèbre Horla de Maupassant, qu'il me fallait absolument lire, vu qu'il a inspiré le grandiose Black Swan, avec Natalie Portman. Le motif du doppelganger est aussi une de mes passions dans l'art et la fiction.

Et nous voila donc à suivre les péripéties de Jacob Pietrovitch Goliadkine, ou l'incarnation de la loose et de la maladresse absolues, qui fait passer les personnages de Bourvil, Pierre Richard, Ben Stiller ou Steve Carell au cinéma pour des vainqueurs à qui tout réussit. Goliadkine est un fonctionnaire insignifiant, qui n'a de cesse de se targuer de sa spontanéïté absolue, qu'il oppose aux manières hypocrites, aux chemins détournés affectionnés par la société et les gens du monde... Mais il est en permanence en train d'étudier son apparence, de répéter, de préparer ce qu'il va faire, dire, comment il va le dire. Lorsqu'il se met à parler, et cela même lorsque la parole doit le sortir d'une situation critique, il s'enfonce à un point toujours plus délirant dans des scories, des bafouillages ridicules de plus en plus marécageux, faits de "Comment dirais-je? Il y a ceci et cela", de répétitions d'adresses à son interlocuteur à n'en plus finir, de "Cher Monsieur" excessifs quand bien même son double n'arrêtera pas de le ridiculiser. Il songe à certaines décisions qu'il annule juste après ou ne parvient pas à exécuter. Et surtout, dès le début du récit, il offense son entourage en s'invitant à une fête dont il avait été précédemment refoulé, par un stratagème, lui qui n'a eu et n'aura de cesse de prétendre que jamais, au grand jamais il n'en fera usage. Il y a donc une énorme contradiction au sein de ce personnage, en plus d'un dialogue intérieur perpétuel. Mikhail Bakhtine parle du "Double double", de trois voix, c'est tout à fait ça, et cela prépare le terrain pour le phénomène de dédoublement qui va avoir lieu.

Surgit donc un double de Goliadkine, qui est tout ce qu'il ne peut pas être pour les autres : agréable, remarqué, bien intégré, faisant rire tout le monde, efficace au travail, qui va où il veut aller, qui grimpe les échelons avec une rapidité remarquable, et ne se perd pas en conjectures et zigzags verbaux. Ce double est fourbe, opportuniste et le mal incarné pour le Goliadkine originel, qui est outragé en public par lui et tente d'ouvrir les yeux à son entourage au sujet de son mystérieux jumeau, en vain : tous gardent à l'esprit l'offense de Goliadkine premier du nom à la fête, son comportement toujours plus ahurissant, et toute l'incorrection dont il accuse son double se reporte sur lui. On devine aisément la suite de sa spirale infernale, que nous fait vivement partager Dostoïevski, avec la même efficacité que celle de Raskolnikov dans Crime et Châtiment, si ce n'est quelques passages moins mémorables.

Le roman est, comme d'habitude, très riche en interprétations. Freud voit du narcissisme, de l'homosexualité refoulée de la part de Goliadkine qui se défile et veut à tout prix voir son double bon quelles que soient les crasses qu'il commet envers lui, en plus d'une misogynie croissante. Goliadkine déteste et en même temps voudrait être cet autre lui parfait, doté de toutes les qualités pour accomplir tout ce qu'il désire en société. Il y a tout un discours social sur le paraître, l'art de se comporter. Le fameux double reste ambigu, tout le monde le voit et l'adore, et comme dans Black Swan, Goliadkine est peut-être le seul à reporter sa propre apparence sur lui après tout... Goliadkine est lui-même très complexe, défendant une franchise qu'il n'a pourtant pas, voulant absolument faire partie d'un cercle dont il est rejeté, fustigeant la valeur des ronds de jambe alors qu'il n'arrêtera jamais d'essayer d'en faire dans des tentatives toujours plus ridicules qui se solderont par l'effet inverse, tout en continuant à clamer son absence de chichis dans un embrouillamini verbal toujours plus apocalyptique! La fin nous offre une scène mémorable digne d'un film expressionniste, visuel récurrent chez cet auteur, et ouvre les portes vers la pensée de René Girard sur le bouc émissaire.

Dostoïevski est un auteur génial, l'écrivain russe de la folie. Sa maîtrise de la psychologie nous fait véritablement vivre le processus erratique du personnage, comme dans Crime et Châtiment. Tout n'y est pas parfait, et on est évidemment loin de l'ampleur du grand roman de 1866, mais ça m'a marqué à coup sûr sur le long terme. L'humour de la narration est également fort plaisant. Quel plaisir de retrouver ce génie plongé au coeur du délire, tellement pertinent, dans le dédale et la brume des rues pétersbourgeoises à l'image du chaos de l'esprit de son protagoniste! Pour parler comme le verbeux Goliadkine : "Comment dirais-je? Il y a ceci et cela, Maupassant et Dostoïevski..."

Il faut que je lise davantage de récits sur le double...
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