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Critique de Creisifiction


À Saint-Pétersbourg, l'auteur anonyme des Carnets (journal intime? essai rousseauiste? «peine de redressement»?), après avoir touché six mille roubles d'un de ses lointains parents, démissionnait de son poste de fonctionnaire pour se mettre, à l'aube de ses 40 ans, diablement et irrémédiablement à l'écart de tout commerce avec ses congénères. «Ma chambre est moche, elle est sale, elle est au bout de la ville». Terré dans son «trou», il s'attelle désormais à traduire sur le papier «certaines de [ses] aventures » de jeunesse, dont il aurait essayé jusque-là «de contourner avec une inquiétude bien réelle» le souvenir honteux. S'il le fait tout en ayant l'air de «s'adresser à des lecteurs», il jure pourtant ses grands dieux n'écrire que pour lui. S'il s'imagine un public, c'est, affirme-t-il, juste pour se donner une contenance, pour se «tenir un peu plus décemment». Il se ment, il nous ment, il ment, n'est-ce pas, comme tout un chacun, c'est dire...!
Dostoïevski par contre n'aura peut-être jamais cerné d'aussi près, de manière aussi épurée et condensée, ce fameux «locataire d'une maison en feu» qui lui avait apparemment dicté l'essentiel de son oeuvre . Il n'aura probablement jamais inspecté aussi directement, «sans temps à perdre et devant aller à l'essentiel», la crasse d'un sous-sol animique en danger de combustion. Aussi, plus que jamais, n'aura-t-il peut-être scruté comme il le fera ici, avec une telle liberté de ton, envoyant «au diable tous les systèmes et toutes les théories», la détermination aveugle qui amène son occupant, au-delà du bon sens, parfois contre son intérêt propre, à vouloir systématiquement soumettre l'aménagement des lieux, ainsi que ses invités de passage, à l'emprise de sa volonté souveraine, «indépendante, quel que soit le prix de cette indépendance, et quelles que soient ses conséquences», à la tyrannie absolue de son «caprice individuel, fût-il le plus farouche», ou encore à son besoin mesquin d'agrandir à l'occasion les lieux aux dépens de ses voisins… Jamais il ne l'aura peut-être montré aussi nu et paradoxal, sans bail à devoir honorer, dépourvu en même temps de toute couverture standard tissée par les conventions sociales en vigueur. Aucune draperie sublime non plus pour recouvrir ici les traces moches qu'auront laissées les minables saletés, les «débauchettes» et «torturettes intérieures», ces taches auréolées de sauce «jouissance du désespoir» qui s'incrustaient avec le temps sur son mobilier. Enfin, plus que jamais le génie de l'auteur ne s'était appliqué de la sorte à vouloir évacuer d'une fois pour toutes des locaux l'Autre qui, agitant ses breloquets sentimentaux, risque parfois de devenir un hôte embarrassant, source potentielle de compassion ou de remords de conscience…
Un demi-siècle avant, et encore plus radicalement peut-être qu'un Kafka («Je vous le dis avec solennité : j'ai voulu devenir un insecte à de nombreuses reprises. Et même là, je n'ai pas eu l'honneur») ou qu'un Pessoa («Je me moque de moi-même et je me console avec cette certitude aussi bilieuse qu'inutile : un homme intelligent ne peut rien devenir – il n'y a que les imbéciles qui deviennent»), Dostoïevski s'apprête, dès le milieu du XIXe siècle, à donner son préavis à tout locataire moderne s'imaginant, grâce à l'essor d'une nouvelle raison positiviste et aux avancées remarquables des sciences, pouvoir se débarrasser enfin de sa condition primitive de «bipède nuisible et ingrat», ainsi que du joug ancestral de la barbarie qui semble s'être de tout temps abattu sur les efforts humains civilisateurs, pacifistes et solidaires.
Et comment, dites-moi, s'aménager une «persona» présentable à une réunion de copropriété universelle après les révolutions copernicienne, darwinienne et freudienne ? (Même si cette dernière n'était pas encore initiée au moment de la rédaction de ces Carnets, qu'il fut, là encore, visionnaire ce Fédor par rapport à l'homo psychologicus du XXe siècle, quand il écrivait ceci: «Si, par exemple, un jour on me prouve que si j'ai dit «merde» à quelqu'un, c'était évidemment parce que je ne pouvais pas ne pas le dire, et que je devais le dire avec exactement l'intonation qui fut la mienne, alors qu'est-ce qu'il me restera de libre en moi, surtout si je suis instruit, et que j'ai un diplôme?). Désormais donc «sans dieu ni maître», esclave de sa propre réflexivité qui ne sert à plus rien, dans la mesure même où il s'avère n'être plus du tout au centre de quoi que ce soit, la conscience de l'homme moderne ne peut que s'éloigner inexorablement du «vivant» et se gaver de mots creux. Ou comme le scanderait par la suite l'espiègle Jacques Prévert : «La conscience d'aujourd'hui est la science des cons instruits».
Le paradoxe, donc, de la « conscience accrue » : notre locataire, après avoir vidé les lieux, s'ennuie à mort et risque alors sérieusement de songer à nouveau à Cléopâtre, «qui aimait enfoncer des épingles dorées dans les seins de ses servantes et trouvait une jouissance dans leurs tortillements et dans leurs cris…»
Au sous-sol alors : refuge au confort certes assez strict, mais qui permet à notre locataire au moins de «se tenir au sec» ; espace individuel («virtuel», pourrions-nous rajouter de nos jours..) préservé contre toute promiscuité dangereuse, où un «honnête homme peut enfin ne parler que de ce qui lui fait le plus plaisir, c'est-à-dire de lui-même» ; tour à tour Paradis privé, d'un Moi autarcique -principe et fin en soi-même - procédant au délicieux sacrifice imaginaire de l'Autre, et Hadès personnel où ses demi-dieux primitifs négligés, à qui plus aucun culte n'est rendu, se consumant à petit feu, condamneraient le sujet au supplice du manque et du ressentiment. «Soit un héros, soit une ordure».
Au-delà du « masochisme moral » de son personnage, mis en évidence à juste titre par de nombreux commentateurs de ce texte, au-delà de cette sorte d'extase à l'envers («Que vaut-il mieux : un bonheur bon marché ou une souffrance qui coûte cher ?») qu'il recherche obstinément, en évoquant avec force détail et une indissimulable jouissance les humiliations qu'il a subies ou infligées, l'auteur «imaginaire» de ces Carnets pourrait à mon sens incarner aussi à merveille le drame de la conscience moderne.
Un Antoine Roquentin avant la lettre ? S'il avoue comme le célèbre personnage sartrien éprouver de la «nausée» face à l'existence, je dirais (en risquant d'être à contre-courant de tous ceux qui s'empressent de cataloguer Dostoïevski comme un précurseur de « l'existentialisme » - tant pis, j'y vais «bavard et contrariant comme un autre» !! ) que même si à la base un même constat serait fait par les deux personnages, l'auteur des Carnets se situerait néanmoins tout à fait l'opposé du (anti)héros sartrien: à la «nausée», le premier s'est parfaitement habitué et a accepté volontairement de la supporter. «Toute forme de conscience est une maladie », nous dit-il, et « un homme d'action (au secours Sartre!!), une créature essentiellement limitée ».
Roman philosophique sur les limites du cogito («Je m'exerce à penser ; par conséquent, chez moi, toute cause première en fait surgir une autre, plus première encore, et ainsi de suite à l'infini. Telle est l'essence de toute conscience et de toute pensée »), sur les systèmes fermés d'idées finissant par engendrer «des espèces d'hommes globaux fantasmatiques» , et sur la quête d'un sens à donner à la vie, à laquelle aucune idéologie utopiste ne saurait apporter de réponse satisfaisante sans préempter au passage la liberté essentielle à l'homme, ces Carnets ne font pourtant retentir, à aucun moment me semble-t-il, de notes nihilistes.
Sceptique ? Oui. Pessimiste ? Oui. Mais pas nihiliste pour un sou !! Accroché au désir tout aussi « paradoxal » de pouvoir effleurer le coeur battant de la vie, de revenir à ce que Dostoïevski appellerait la «véritable vie vivante», ou encore d'inventer un moyen possible d'éviter à l'homme «de naître d'une idée», ce qui extraordinaire chez lui - au-delà de la cruelle lucidité avec laquelle il expose à notre vue les sombres sous-sols de l'âme humaine-, c'est cette sorte de mystique profane, complexe, pas évidente à circonscrire par le seul «bavardage qui agite les bras pour faire du vent», naturelle, ou en tout cas hors tout support purement rationnel, et à laquelle en fin de compte on ne peut accéder la plupart du temps qu'après un séjour plus ou moins long dans le désert…
C'est ainsi également que, tout en nous informant à la fin des Carnets que l'homme souterrain n'ayant plus eu envie de continuer à «écrire du fond de son sous-sol », il avait abandonné en l'état leur rédaction, inachevée, l'écrivain rajoute que ce n'est pourtant pas là que tout s'était terminé. «C'était plus fort que lui, il a continué.»

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