Le livre brosse le portrait, à la première personne, d'un personnage détestable sous de multiples aspects:
- un homme qui vit seul, cradement, dans son "sous-sol".
- un homme qui, lorsqu'il sort dudit sous-sol, se complaît dans une antipathie qu'il provoque et entretient.
- un homme geignard, qui trouve en lui-même mille motifs de détestation (avec un motif de plainte privilégié: son intelligence = son fardeau).
- un homme retors, qui dira une chose puis son contraire et laissera au lecteur le soin de démêler le vrai du faux (ex: "Mais oui je plaisante, Messieurs..." P.46).
Justement, quant à ce dernier point. On voit peu dans l'esprit du narrateur de ces rassurantes séparations vrai/faux. Il est d'abord pétri de paradoxes. Il pense une chose et son contraire, successivement, voire simultanément. Il ne cesse de remettre en cause la position qu'il vient d'avancer - et son flot de paroles est à la mesure de son incertitude fondamentale.
Son rapport à lui-même est particulièrement ambivalent. Par exemple il s'adore et il se déteste. Il s'adore parce qu'il se déteste (->il est singulier), il se déteste parce qu'il s'adore (->péché d'orgueil). L'intelligence ne lui amène pas la clarté en démêlant les fils, elle en rajoute à l'écheveau.
Quant à cette question de l'intelligence, j'avais senti en lisant
Les Frères Karamazov une forte défiance de
Dostoïevski pour l'intelligence athée, matérialiste, torturée d'Ivan Karamazov, en comparaison de la sagesse apaisée d'Aliocha (-> celui qui ne calcule pas, fonde sa confiance et sa connaissance sur sa foi). L'oeil lucide VS l'oeil bon.
De manière très nette, le narrateur tient son intelligence pour pernicieuse. À tel point qu'il se préférerait "insecte", car: "avoir une conscience trop développée, c'est une maladie, une maladie dans le plein sens du terme" (P.15). Une maladie à plusieurs niveaux:
- Maladie comportementale: l'intelligence bloque l'action par le regard critique porté sur elle. La conscience accrue entraîne l'inertie.
- Maladie sociale: elle marginalise en induisant un regard négatif, dépréciateur sur l'entourage.
- Maladie morale: elle provoque un vil plaisir d'autosatisfaction.
Le narrateur apparaît en effet méprisant, hautain, rempli du sentiment de sa supériorité intellectuelle. Il jouit de se faire détester pour de "bonnes raisons". Avoir raison et seul contre tous, quitte à casser l'ambiance à table en opposant aux rires imbéciles des vérités crasses, voilà bien un motif de réjouissance.
Voir le plaisir que le narrateur éprouve à se sentir centre de l'attention, lors de ses rares apparitions au soleil. À table avec ses camarades, il se réjouit des impressions désastreuses que son comportement suscite. La majeure partie du temps, il se morfond dans son trou. Lorsqu'il en sort, c'est pour faire valoir, par la provocation et la méchanceté, son ego esseulé en manque de reconnaissance.
Ci-dessous une analyse entendue chez
Gilles Deleuze, dont j'ai retrouvé dans le livre une illustration directe.
Deleuze: "Chez
Dostoïevski, les personnages sont perpétuellement pris dans des urgences, et en même temps qu'ils sont pris dans des urgences, qui sont des questions de vie ou de mort, ils savent qu'il y a une question encore plus urgente, et ils ne savent pas laquelle. Et c'est ça qui les arrête."
(Conférence "Qu'est-ce que l'acte de création?", 16:30: https://www.youtube.com/watch?v=2OyuMJMrCRw)
P.34: "[...] est-ce qu'il n'existe pas un intérêt qui est le plus intéressant [...], un intérêt primordial, plus intéressant que tous les autres intérêts et au nom duquel, si cela s'avère nécessaire, les hommes sont prêts à braver toutes les lois - parfaitement, à se dresser contre le bon sens, l'honneur, le calme, le bien-être - bref, à se dresser contre tout ce qui est utile et beau, dans le seul but d'atteindre cet intérêt premier, cet intérêt le plus intéressant et qui leur est plus cher que tout?"
Parmi d'autres questions soulevées:
- n'y a-t-il pas quelque part plus de plaisir dans la souffrance que dans le bien-être? Ou, quelle serait cette souffrance, quel serait ce bien-être?
- n'y a-t-il pas plus de plaisir à espérer dans la démarche que dans l'accomplissement? etc.
Une proposition, posée frontalement par
Dostoïevski: l'homme (supérieur?) souhaite avant tout disposer de sa volonté en toute indépendance. Une pleine liberté, voilà le souverain bien! Être libre, si l'envie lui venait, de se rouler éventuellement dans la fange.
Une conséquence directe: cet homme est ingrat. Si on le comble de bienfaits, il préfère qu'on l'en dispense, pour n'être l'obligé de personne.
Cet homme marginal cherche son plaisir dans la liberté dont il dispose, mais ne trouve à la fin qu'un plaisir sale, source de culpabilité. En ce sens, sa liberté est un poison, mais lui reste mille fois préférable à toutes formes de contraintes. La souffrance libre peut encore être source de plaisir, à la différence de la souffrance contrainte. La liberté lui serait la dernière chose encore désirable à la fin.
Mais qu'en est-il, si cette liberté ne sait être correctement gérée par l'esprit humain? A voir les tourments du narrateur, combien son "droit à exécrer en paix" est une impasse, on ressent toute l'ambiguïté du propos de
Dostoïevski. le dialogue interne des voix, tel qu'il se constitue dans cet esprit torturé, ne trouve nul compromis, uniquement des clivages irrémédiables, et l'emprise dominatrice des affects. le retranchement du corps social n'est pas pour lui la liberté intérieure. A moins d'une révolution intérieure (spirituelle, christique?), sa pensée bouillonnante n'a aucune chance de connaître la paix.
D'où la quasi-irrésolution du récit, à l'image de ses nombreuses problématiques, difficilement solubles dans la complexité humaine.
Dostoïevski pousse les paradoxes à un haut point d'incandescence, en tant que chez certains, ils sont à la fois obligés et sources de conflits intérieurs insoutenables. Par son narrateur des sous-sols, l'inénarrable en l'homme a trouvé un visage éventuel, un possible support de compréhension.
Voilà, en résumé, quelques commentaires sur un livre qui demanderait des pages et des pages de traitement. Mais comme le dit le rapporteur des Carnets, "c'est ici que l'on peut s'arrêter".
NB: le sous-sol n'est jamais décrit que par des qualificatifs sensoriels, olfactifs, il est "sale", il empeste, etc., tel un souterrain nauséabond dont on ne saurait (grammaticalement) distinguer les murs. le narrateur rampe laborieusement dans les ténèbres de son esprit, comme emprisonné sous le plancher des vaches.