A grands caractères d'imprimerie se lisent les grands progrès de la nation socialiste. L'altruisme, le dévouement, l'unique intérêt collectif primant sur l'individualisme honni s'inscrivent dans les pages de l'Estonie soviétique ou de Tallinn soir, glorieux journaux où publie
Sergueï Dovlatov. Mais la presse, il faut croire, est parfois trompeuse, et Dovlatov en fait la chronique dans
le compromis, publié en 1981 à New York, aux États-Unis. Récit dont la forme étonne et interroge,
le compromis narre l'absurdité d'un régime politique qui a réduit à néant et perverti l'idéologie originelle. le livre raconte aussi les résistances individuelles à un monde qui semble bien être une prison, sinon pour les corps, du moins pour les esprits. L'expérience, toutefois, est marquante pour l'auteur, qui choisit comme titre ce par quoi l'on pourrait définir toute situation présentant un danger, le danger étant ici l'acceptation tacite de ces faux-semblants qui définissent le monde soviétique.
le compromis pourrait tout aussi bien désigner Dovlatov lui-même, lui qui, malgré son regard critique sur le régime politique en place, travailla, d'une certaine manière, à la préservation de celui-ci à travers la presse.
Le compromis est un recueil de douze récits, dont le point de départ est la transcription d'un article de presse que Dovlatov a écrit. Ce dernier développe ensuite, sur quelques dizaines de pages tout au plus, le contexte dans lequel l'article a été écrit : ce qu'il s'est passé avant ou pendant l'épisode relaté, la destinée des personnages qui y sont décrits ...
Sergueï Dovlatov se met lui-même en scène dans ces relations, et pas nécessairement sous un jour favorable, interdisant donc le rapprochement entre son texte et une fiction, et posant donc la question de la définition de la nature dudit texte. Témoignage semble être le mot le plus approprié, qui n'empêche ni le cynisme, ni l'humour, et donne le caractère authentique aux histoires racontées. On ne saurait qualifier
le compromis d'auto-fiction, dans la mesure où l'auteur n'indique jamais l'intention de fictionnaliser son vécu. D'où vient alors le caractère littéraire de ce texte, qui partage bien des points communs avec d'autres, plus documentaires ? Sans doute dans la manière d'écrire de
Sergueï Dovlatov, de prendre justement du recul sur la situation qu'il vécut durant ces quelques années à Tallinn, et qui représentent probablement très bien son vécu d'homo sovieticus. Car les récits, bien que parfois pesants par leur prétexte, font toujours jaillir, à un paragraphe ou à un autre, quelque saillie humoristique souvent féroce. L'art du dialogue de Dovlatov, précis, rythmé, vivant, fait aussi probablement basculer son Compromis dans la catégorie des oeuvres littéraires.
Le compromis semble s'articuler autour de deux pôles antinomiques dans la société soviétique : le collectif et l'individu. le collectif, évidemment, est ce régime politique qui en appelle à l'idéologie socialiste pour exercer son contrôle sur les individus. Evidemment, derrière la vitrine idéologique se cache la réserve suintante de négation de l'individu (a contrario, Dovlatov fit l'expérience du revers de la brillante médaille libérale américaine), et les douze compromis ne cesse de montrer la compromission du régime. Qu'on songe seulement à ce quatre cents millièmes habitant de Tallinn, innocent nouveau-né auquel un prénom absurde mais plein de signification pour le régime est donné, et dont ce titre honorifique ne correspond à aucune donnée démographique sérieuse. Qu'il évoque les règles de citation des pays participant à une conférence, la déclinaison estonienne d'un stakhanovisme paysan et féminin ou bien les célébrations tant tristes que hargneuses des anciens prisonniers de guerre - des nazis ou des soviétiques, on ne sait de qui il fut préférable d'être le prisonnier -, Dovlatov pointe partout cet Etat - et les hommes qui relaient son pouvoir - qui cherche à tout prix à maintenir une illusion qui n'a jamais eu de réalité. On s'étonne de ce que, jamais, l'auteur ne montre quelles menaces pèsent sur lui, sinon les quelques remontrances de ce Touronok, ce rédacteur en chef ridicule qui perd son pantalon en public et se laisse bien souvent convaincre quand Dovlatov indique emmener le photographe Jbankov avec lui. C'est, probablement, signe que cette autorité de l'Etat était ancrée dans les esprits ; signe terrifiant, à dire vrai, de la victoire d'un appareil d'Etat impitoyable sur sa population.
Cependant, le livre de Dovlatov n'est pas seulement une complainte quant à un Etat par trop puissant. C'est aussi la preuve qu'hommes et femmes, du temps de l'Union soviétique, vivaient comme des individus, lesquels s'adaptaient à ce contexte politique et social et trouvaient, malgré tout, les moyens de vivre à leur façon. Ainsi cette étudiante sportive qui, pour plaire à nouveau à son mari, demande à Dovlatov de lui donner des cours pratiques d'éducation sexuelle ; ainsi chacun de ces hommes qu'une journaliste s'apprête à interviewer pour une nouvelle émission radiophonique, hommes qui, invariablement, ont tous fait montre, dans leurs vies, de déviances sociales dont il ne convient pas de faire la publicité ; ou encore de ces jokeys qui, pour quelques roubles, peuvent freiner leurs montures sur l'herbe de l'hippodrome afin que leur associé du jour empoche la mise et leur en redonne une partie. A côté des bons élèves du régime, de ces grandes âmes à qui l'ensemble des camarades rendent unanimement hommage lors de célébrations publiques, on trouve ceux qui, tout en étant en marge, parviennent à faire bonne figure. La consommation assidue de vodka n'est point un crime dans l'antique patrie des tsars, et elle permet tout de même de régulières fuites en avant vers les paysages éthérés de l'inconscience ou de l'insouciance. Il en est enfin qui, au sein de leur entourage, tel ce Bush, font figure de fou du village et parviennent, tant bien que mal, à vivre aux marges de la société, en attendant que l'un de leur faux-pas leur vaille les rigueurs du camp. de grandeur, il n'y a pas, dit Dovlatov, ni gravée dans le marbre des plus nobles institutions, ni personnifiée sous la chapka de quelque grand dirigeant, ni même dans le cynisme des esprits les plus lucides, bien que parfois les plus imbibés d'alcool. L'homme est petit, mais au moins est-il drôle. Là-dessus,
le compromis n'en fait aucun.