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Critique de MarianneL


Kree Toronto, guerrière et féministe radicale, combattante surentraînée depuis l'enfance jusque-là jamais défaite, meurt en voulant venger la mort de sa chienne Loka et se retrouve quelques jours plus tard à errer dans l'espace noir, lieu essentiel de la narration post-exotique.

Faisant écho à l'espace-temps de référence du post-exotisme – le XXème siècle et la mémoire des peuples massacrés -, le chemin que parcourt Kree dans l'espace noir est barré, de manière répétitive et comme infinie, par des grillages barbelés qu'elle doit cisailler, les uns après les autres, pour pouvoir continuer à avancer.

Un brouillard amnésique l'envahit, et réduit ses souvenirs à des « images illisibles, silencieuses et très noires ». Toute l'oeuvre d'Antoine Volodine et des écrivains post-exotiques se déroule dans un au-delà du temps, disjoint de notre présent, un espace noir où force, identité et paroles se désagrègent, même si des fragments de mémoire, des images de foule et de morts violentes refont surface comme des secousses et déchirent l'amnésie de Kree.

Dans ce roman paru en février 2020 aux éditions de l'Olivier, Manuela Draeger joue avec le bardo sans fin du post-exotisme, qui prend ici plusieurs formes successives. Sortant de la forêt, transformée en créature mi-végétale mi-humaine, Kree arrive dans un village peuplé d'une maigre foule et placé sous l'autorité administrative des « mendiants terribles », sortes de moines polpotistes tragiquement absurdes. Ils règnent sur la ville avec un simulacre de la vieille idéologie de l'égalitarisme en continuant malgré la raréfaction des hommes d'organiser des séances publiques d'autocritique et d'éliminer tous leurs opposants réels ou supposés.
Dans ce village aussi, bâtiments, hommes et langage se délabrent, dans une forme d'indifférence à la fin d'un monde désormais presque inhabité, où quelques bonzes errants rôdent autour d'immenses fosses communes.

La littérature post-exotique forme un monde d'images et d'émotions intenses, un univers d'idéologie codée et d'humour du désastre, où les rêves d'égalitarisme survivent envers et contre tout, un monde de chaos obscur et d'humanité vacillante qui établit un rapport au temps singulier, où les femmes font preuve d'un courage irréductible, où rêve et réalité s'enchevêtrent, où la vie et la mort ne s'opposent plus.

La voix de Manuela Draeger, sa vision du monde et de l'histoire se rattachent à l'espace fermé et utopique de l'ex-URSS ; ses précédents livres, « Onze rêves de suie », « Herbes et golems » ou les onze récits précédemment parus à l'école des loisirs, révèlent sa fidélité au drapeau soviétique, son goût pour le merveilleux, son féminisme et son aspiration à la fraternité.

Kree, prête à tuer les hommes qui veulent lui « faire le sexe », amorce des relations fraternelles dans le village, avec Myriam Agazaki, guérisseuse Ybüre au physique de sorcière, avec Gomchen, installateur de tentes tremblantes qui s'est inventé un passé de tibétain pour répondre aux interrogatoires des gueux inquisitoriaux, avec un réfugié au passé mystérieux, Griz Uttikuma, sans parler de son lien avec Loka, sa chienne noire adorée.

Aux cauchemars se mêle à chaque page la singulière charge comique de l'humour du désastre – l'absurdité tragique des interrogatoires des mendiants terribles, les dialogues étranges dans une langue abîmée, les rituels et les arrangements nécessaires avec les règles et la réalité, l'horreur merveilleuse des oeufs qui apparaissent au milieu des cauchemars de fosses communes – illuminant la noirceur de ce roman splendide.

Retrouvez cette note de lecture et beaucoup d'autres sur le blog de la librairie Charybde : https://charybde2.wordpress.com/2020/03/22/note-de-lecture-kree-manuela-draeger/
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