La machine de guerre tournait à plein régime, engouffrant des quantités impressionnantes de matériels, de munitions, d'essence, d'eau et de nourriture, d'alcool, de sulfamides, de pâte dentifrice, de crème solaire et de papier toilette, tandis que, derrière l'avant-garde de la destruction des ponts et des mondes, se préparait toute une armée de l'après, une armée de conseillers, d'instructeurs, de juristes et d'ingénieurs chargés de la nation building, de la democracy building, et du building tout court.
Au-dessus de nous, une muraille de fumée couvre la moitié du ciel. Les torches paraissent plus hautes que des tours en flamme. Le pétrole jaillit des puits à une vitesse incroyable. Il fuse et s'enflamme d'un coup avant d'être noyé par de nouvelles gerbes qui prennent feu à leur tour, ventilées par l'explosion de poches de gaz qui vaporisent dans l'air une pluie d'hydrocarbure et de flammèches huileuses.
De nombreux talibans ont été faits prisonniers. Je les ai vus, entassés dans des camions sans bâche, prendre la route de Kunduz qui longe la ligne où la grande steppe vient mourir.
Je me demande combien de temps cette terre à bout de souffle cessera de souffrir de la folie des fous, de ceux qui voulurent l'enfermer sous un dôme rouge sang, dans une mosquée-monde vidée de toute image, refusant l'existence de l'autre, de la femme, du rire et de la musique, ainsi que de toute représentation, des hommes comme de Dieu, pour colorer leur toute-puissance d'une humilité pieuse, dévoyée, tragique.
Backo était un enfant. Il est devenu un monstre. Un monstre, c'est un enfant qui tue. Il le retrouve la nuit lorsqu'il serre l'enfant mort dans ses bras. Alors il pleure. La guerre crée d'abord des monstres.
Les jumeaux me disaient qu'ils devraient mourir et que, si la guerre les épargnait, ce seraient leurs enfants qui devraient mourir à leur place. Ils me disaient que Dieu les avait abandonnés, et que survivre était une grâce du diable.
Où est Dieu dans tout ça ? Est-ce le diable qui a explosé les têtes d'enfants sur les murs de Munazi ?
Pendant ces quatre jours, nous avons vécu dans la guerre. En suivant Enguerrand, nous avons traqué son regard, vu ses horreurs, ses atrocités, trouvé beau ce qui ne peut l’être, et donné un sens à ce qui ne peut en avoir.
(p. 220, Chapitre 2 de l’épilogue).
Les attentats devenaient quotidiens. Sur les marchés, dans les gares routières, une nouvelle peur s’installait, une autre réplique de l’enfer, qui abîmait l’espoir d’une vie tranquille occupée à travailler, aimer, fonder une famille, élever des enfants, rêver, comme si ce simple désir de vivre devenait une espérance de paradis.
(p. 195, Chapitre 6, Partie 3, “Troisième jour. Fumigations – Afghanistan (septembre-novembre 2001”).