Toute sa vie, Lucile avait combattu. De 1914 à 1948, pour soigner les blessés : après la grande boucherie, pour donner une place de vie aux anciennes tuberculeuses, ses filles. Après 1940, pour les soustraire au génocide nazi. Mais son véritable combat, de 1918 à ce jour, fut d'aimer un homme, un Allemand, sauvé par elle de la mort à la fin de Grande Guerre et que la Seconde lui avait permis de retrouver...
Au matin, lorsque l’aurore « aux doigts de rose » entreprit d’éclairer leurs deux corps nus sur les draps blancs, Lucile surprit le regard de Ludwig attardé sur ses traits.
- Qu’est-ce que tu regardes ?
- La lumière dans tes yeux.
Sur leurs visages se lisaient la peur et encore davantage la fatigue et la pâleur d'une longue journée sans pain.
- Bonsoir. Je vous présente Carine.
- Bonsoir, madame.
Lucile lut sur le visage de celle que Céline prénommait ainsi l'empilement de quarante années, toutes plus lourdes à porter les unes que les autres.
La chance pour Ludwig et ses homes fut d'être faits prisonniers par des soldats qui comme eux s'étaient battus. Depuis leur débarquement au Maroc en passant par l'Algérie jusqu'aux plages de Provence et les combats terribles de la vallée du Rhône, tous connaissaient les souffrances de la guerre. Qu'ils soient Américains, Anglais ou Français de Leclerc, ces hommes avaient combattu la Wehrmacht et connaissaient les lois de la guerre.
Pour vaincre les nazis, il nous faut des soldats, des armes, des résistants, mais d'abord et avant tout des renseignements. Sachez qu'en ce moment, tout le monde, chacun à sa façon. Les paysans observent les déplacements de troupes, les ouvriers et ouvrières sabotent dans les usines, les cheminots posent des bombes sous les rails, les maquisards s'arment et s'organisent dans le Vercors pour combattre les troupes allemandes lorsque le temps sera venu
Les premiers mois, les habitants de la zone libre s'imaginaient à l'abri des Allemands, des rafles, des persécutions et surtout des rationnements. Mais rapidement, il leur avait fallu se rendre à l'évidence. Le régime de Vichy était aux ordres de Berlin. L'appétit et les exigences de l'occupant sur la collaboration se révélaient de plus en plus exorbitants.
Furieuse, la locomotive crachait sa fumée noire de charbon mal brûlé et, dans la vallée du Rhône, une fois Lyon traversé, le train rencontrait le mistral et s'efforçait à le fendre. Déchaînées, les rafales remontaient de la Méditerranée. Malgré elles, le train s'acharnait à poursuivre sa percée en direction de Valence et, longeant le Rhône vers le sud, parvenait à combattre la force des bourrasques encore jeunes et vaillantes.