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EAN : 9782330131791
180 pages
Actes Sud (09/10/2019)
4.12/5   25 notes
Résumé :
Les thèses ne manquent pas pour expliquer le surgissement du capitalisme et ses conséquences. Or il se trouve que Dany-Robert Dufour a eu accès à un texte étonnant, complètement oublié ou presque, datant de 1714, de l’époque même où ce système s’est mis en place et qui pourrait considérablement renouveler les analyses permettant de savoir dans quelle galère au juste nous sommes embarqués.
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Critiques, Analyses et Avis (3) Ajouter une critique
Je poursuis ici ma petite incursion dans le XVIIIe siècle à la recherche des dysfonctionnements de notre société actuelle. Je connaissais le très brillant philosophe Dany-Robert Dufour pour son audacieuse démonstration, dans La Cité perverse, que le néolibéralisme est un système politique pervers, au sens le plus strict de la définition psychanalytique du terme. Peu ou prou, mes quelques connaissances des freudo-marxistes de l'école de Francfort et de quelques sociologues et philosophes politiques français m'ont donné des aperçus de ces passerelles entre critiques du capitalisme et psychanalyse qui ont été construites – avec plus ou moins de bonheur – depuis les tout premiers disciples de Freud. Mais j'étais loin de me douter qu'une anticipation aussi parfaite, aux conséquences si nombreuses, qu'une synthèse source de réflexions si fertiles et d'envergure si vaste s'obtînt par l'exhumation d'un tout petit texte occulté d'un auteur maudit du début du XVIIIe s., exhumation qui a été accomplie, avant que par Dufour dans un but de dénonciation, par Friedrich Hayek, le maître à penser du néolibéralisme et chef de file de l'école dite de Chicago, dans des buts d'énonciation d'un protocole économique revigoré, dans sa puissance destructrice, par des observations-prescriptions datant des origines mêmes du capitalisme naissant. L'auteur maudit, c'est Bernard de Mandeville qui, comme son nom ne l'indique pas, était un Néerlandais « médecin de l'âme » et philosophe, né à Rotterdam en 1670, émigré à Londres où ses écrits furent publiés (en anglais) et pour la plupart brûlés sur le bûcher, dont quelques spécialistes connaissent aujourd'hui uniquement La Fable des abeilles (1729) et sa maxime paradoxale : « Les vices privés font la vertu publique ». le petit texte occulté porte le titre : Recherches sur l'origine de la vertu morale, il est daté 1714, ne fait guère plus de 12 pages, il a été nouvellement traduit par Dufour et intégralement reporté en annexe de cet essai.
Voici son contenu en extrême synthèse : la vertu est un leurre, la majorité qui la tient en estime contre son propre intérêt égoïste a avantage à être soumise à une minorité qui feint de la prôner alors qu'elle dupe les autres tout en poursuivant ses propres vices dans leur dos, et enfin cette tromperie plaît à Dieu, car elle permet le surgissement d'une abondance qui représente la condition la plus proche du Paradis sur Terre après la Chute.
Après un rappel sur la réception (par ses contemporains puis par les nôtres), l'occultation (notamment par Max Weber), la mésinterprétation (par Marx), dans l'Introduction, du texte mandevillien, celui-ci est scrupuleusement décrypté dans le Chap. Ier « Préliminaires textuels... », qui le décompose en dix éléments.
Le Chap. II, « Mandeville et la naissance du capitalisme ou Comment passer de la pénurie à l'abondance, grâce à la perversion... et tout détruire », donne la mesure de l'immense puissance novatrice de Mandeville : dans les rapports entre morale et politique, au-delà de Machiavel et de Nietzsche et avec plus de hardiesse que La Rochefoucauld qui l'avait préparée ; dans la découverte de l'inconscient, avec une large avance sur Freud et anticipant un chemin qui sera redécouvert seulement par Lacan ; dans la réfutation philosophique de Descartes et dans le perfectionnement de la clinique de la perversion (au niveau social outre que sexuel) ; dans le dépassement de Marx notamment sur le sujet de la plus-value initiale et sur le fétichisme de l'argent. Ce Chap. II, infiniment stimulant, explore également le contexte historique analysé par Mandeville – entre 1694 et 1714, c-à-d. entre révolution industrielle, financière et privatisation des communs – pour en venir à des analogies avec la théorie néolibérale actuelle du « ruissellement », à la pratique occulte ou tolérée des illégalités financières d'aujourd'hui, et enfin à l'actualité du dessein blasphème de Mandeville : « Faire jouir Dieu et le monde ».
Le Chap. III, « Le capitalisme comme système borderline », reprend des termes et instruments cognitifs plutôt psychanalytiques (fétichisme, perversion, schizophrénie, paranoïa...) pour s'atteler à examiner le capitalisme financier depuis la fin du système de Bretton Woods : en particulier une anticipation est envisagée de l'éventualité de la cryptomonnaie de Facebook, la denommée « libra », qui aurait dû être lancée dès 2020.
Le Chap. IV, « Bienvenue à Cloaca », prend comme point de départ la découverte freudienne des rapports entre l'argent et l'excrément, depuis la définition de la position de l'enfant comme « pervers polymorphe » et accomplit un détour assez inattendu sur le thème de l'art contemporain et sur sa nature radicalement spéculative ; de là l'auteur déconstruit la prétention du capitalisme qu'il permettrait l'échange à somme non-nulle, et anticipe sur la Conclusion, qui reprend la fonction excrémentielle (je dirais personnellement : « coprophage ») de la perversion capitaliste en faisant une courte référence aux catastrophes environnementales en présence – une conclusion attendue et un peu bâclée. Néanmoins cet ouvrage est pour moi un petit chef-d'oeuvre.
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Au-delà de quelques affirmations qui mériteraient d'être largement nuancées : Mandeville, inventeur des cures de parole cure ? de l'inconscient ? (Et Spinoza et sa pensée sur les automatismes et affects ? et Leibniz ?) Mandeville, inventeur du ruissellement ? La thèse développée dans ce livre me paraît surprenante à deux points de vue. Elle contient à mon sens plusieurs contradictions qui la rendent assez fragile. Elle développe par ailleurs une théorie relevant d'une sorte d'agenda secret du capitalisme qui me semble entraîner des implications assez pernicieuses. En découvrant que ce livre date de la fin 2019, je trouve que celui-ci résonne aujourd'hui étrangement.


Baise ton prochain” raconte donc comment la pensée de Bernard de Mandeville (1670-1733) aurait pu influencer la naissance du capitalisme et lui fournir son programme secret. La thèse est la suivante : l'homme est naturellement égoïste, mais il aime à s'imaginer vertueux. En s'appuyant sur cette connaissance de la nature humaine, une minorité aurait réussi à détourner la majorité de ses intérêts égoïstes par la flatterie, en lui faisant croire à sa propre vertu. Grâce à ce récit qui tient donc de la manipulation, la minorité se serait ainsi arrogée le monopole de la cupidité et de l'enrichissement. Ce (nouveau?) régime serait de plus voulu par Dieu, car c'est en confiant le destin du monde aux “pires d'entre les hommes”, que le monde pourrait sortir de l'état de pénurie pour entrer dans celui de l'abondance et faire en sorte que la richesse “ruisselle” sur le reste des hommes.
Ce programme aurait accompagné la naissance du capitalisme en fournissant à une classe de capitalistes un “mode d'emploi” cynique et tenu secret pour installer son pouvoir.


L'auteur présente à la fois les « découvertes » de Mandeville comme une donnée anhistorique et une construction historique.
Une donnée : la théorie mandevillienne serait une révélation anthropologique de la nature humaine ainsi que des logiques profondes du social et du pouvoir. Ordre d'ailleurs voulu par Dieu, et qui n'aurait pas attendu le christianisme et son éloge de la vertu pour exercer cette stratégie de domination par la flatterie et le détournement des instincts égoïstes.
Une construction, puisque ces théories seraient aussi un « mode d'emploi », soit un programme politique déjà mis en oeuvre au XVIIè ou à mettre en oeuvre par le pouvoir ou par une sorte d'auto-organisation des rapports sociaux et économiques au sein d'un régime capitaliste, exploitant la fragilité de la nature humaine.

Le texte de Mandeville serait donc à la fois une théorie anthropologique pessimiste sur la cupidité inhérente de l'homme qui aurait donc existé de tout temps. Et un mode d'organisation et de pouvoir créé par les capitalistes, donc daté dans le temps. J'avoue ne pas bien saisir comment D.R. Dufour parvient à faire tenir ensemble ces deux idées, à moins de dire que que la société capitaliste n'est pas datée dans le temps et que l'homme est capitaliste par nature, ce qui a le défaut de dissoudre la définition du capitalisme dans un tout sans contour et de rendre le terme inopérant.


L'auteur ajoute que le mot d'ordre « baise ton prochain » serait le premier commandement du capitalisme, tout en affirmant que la thèse aurait été oubliée. Enfin, pas vraiment oubliée d'ailleurs, mais plutôt refoulée et invisibilisée. le pouvoir ne pouvant pas regarder sa réalité dans les yeux (ou ne pouvant pas se permettre que les sujets la découvrent la nature de ce pouvoir en même temps que celle de leur propre inconscient ?) aurait donc censuré puis refoulé la thèse de Mandeville.


C'est d'ailleurs justement ce refoulement qui prouverait que la théorie de Mandeville n'est pas simplement une théorie, mais la vérité révélée du capitalisme, par une sorte de raisonnement qui me paraît tautologique : « le refoulement indique la vérité scandaleuse de la pulsion humaine, la thèse sur le désir mis au jour par Mandeville a été refoulée, donc la thèse sur le désir mis au jour par Mandeville est la vérité. »


Ce programme serait donc à la fois oublié/refoulé, intentionnel, et intentionnellement tenu secret. Les dépositaires du pouvoir auraient donc déployé ce programme de manière souterraine, et régneraient grâce à une manipulation des besoins inconscients des sujets, qui accepteraient de renoncer à leurs instincts égoïstes en échanges de récompenses fictives que seraient les flatteries. Cette théorie de l'intentionnalité est assez dérangeante en elle-même, mais elle me paraît également assez peu tenable. Comment imaginer la perpétuation de ce programme de domination à travers le temps si ce programme est secret ? Pourquoi ce programme serait-il propre au capitalisme si ce programme et son exercice lui préexistaient ?


Bref, il est possible que ma lecture et ma compréhension aient aussi ses limites. Je le conçois aisément et je serais ravi qu'on m'apporte contradiction ou éclairage supplémentaire.

Mais je finirai sur la raison essentielle de ma perplexité à la lecture de ce livre : toute cette théorie repose au fond sur l'idée d'une division de l'humanité en deux catégories étanches, avec d'un côté une foule bêlante et aliénée, de l'autre une classe manipulant cette dernière et s'enrichissant à ses dépends, grâce à un programme secret et des breloques imaginaires. Cette théorie me paraît non seulement naïve, mais assez délétère.


Ce livre a été publié 2019, on sait depuis lors quels succès ont pu avoir ces lectures du monde, que je qualifierais non seulement de populistes (peuple VS élites), mais de « conspirationnistes » (les mots sont lâchés :P), qui attribuent à une élite informée et cupide la domination mondiale sur les richesses et l'information au nom d'un agenda secret. Je vois dans la thèse de D.R. Dufour une origine supplémentaire à ce discours, ici dans sa version “de gauche”.
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Un livre un peu ardu pour les non-psychanalystes ou ceux n'ayant que peu de références aux sciences sociales. Cependant, ce retour à Mandeville fait réfléchir est laisse souvent songeur.
Le capitalisme est ici associé à la perversion (dont le fétiche serait l'argent). C'est un regard pertinent. D.R. Dufour est clairement parti prit dans ce livre mais cela à son avantage : il décortique le système capitalisme sans le ménager. A contraster donc avec des ouvrages plus "pro-capitalisme" pour se faire une réelle idée de son impact.
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Citations et extraits (5) Ajouter une citation
3. « Donc le vol est utile. Et même triplement utile. Outre qu'il incite l'industrie et le commerce à tourner davantage puisqu'il faut bien remplacer les objets dérobés, il encourage au développement des industries de la sécurité. Surtout, il permet aux filous, pour peu qu'ils ne se fassent pas prendre, d'amasser plus vite le fameux argent fétiche qui leur permettra d'avoir plus d'argent et de se présenter, à terme, comme des capitaines d'industrie œuvrant au bien commun.
De ce point de vue, "on n'arrête pas le progrès", puisqu'en trois siècles, le principe mandevillien (le vol est utile) s'est beaucoup enrichi. En témoigne cette longue liste de techniques nouvelles de spoliation et de captation, désormais très usitées dans le business : ententes et cartels, abus de position dominante, dumping et ventes forcées, délits d'initiés et spéculation, absorption et dépeçage de concurrents, faux bilans, produits financiers à haut risque (du type subprimes), titrisation de créances pourries, hedge funds permettant de spéculer à la baisse comme à la hausse, manipulations comptables et de prix de transfert, fraude et évasion fiscales par filiales offshore et sociétés écrans installées dans des "paradis fiscaux", détournement de crédits publics et marchés truqués, corruption et commissions occultes, abus de biens sociaux, surveillance et espionnage, chantage et délation, violation des réglementations en matière de droit du travail et de liberté syndicale, d'hygiène et de sécurité, de cotisations sociales, de pollution et d'environnement... Et, pour couronner le tout, poursuites-bâillons à l'encontre de ceux qui dénoncent ces pratiques. » (pp. 96-97)
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1. « […] Mandeville s'est posé une question dont Freud n'a jamais voulu entendre parler. On pourrait la formuler ainsi : pourquoi, si on peut libérer les patients individuellement, ne pourrait-on envisager de les libérer collectivement ?
C'est la réponse apportée à cette question qui a transformé Mandeville le psy en Mandeville économiste et premier théoricien du capitalisme. Dans le cas individuel, Mandeville a repéré que c'est le bridage excessif des corps "vicieux" qui amène la souffrance aux âmes. Dans le cas collectif, il avance que c'est le bridage du corps social et des "vices" qui le traversent qui amène la misère dans la Cité. C'est de là que sort l'idée mandevillienne selon laquelle la libération des "vices privés" entraîne l'opulence de la Cité. » (pp. 67-68)
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C’est ainsi que le sentiment d’une possible fin du monde croît. Il ne touche plus seulement les experts ès catastrophes civilisationnelles et climatologiques. Il commence à se diffuser auprès des jeunes générations qui se demandent avec une angoisse grandissante dans quelle impasse funeste l’humanité s’est engagée. J’ai écrit ce livre pour qu’elles comprennent les tenants et aboutissants du programme pervers dans lequel elles ont été piégées, qui fonctionne depuis trois siècles et qui se maintiendra tant que ce cadre n’aura pas été explicité.
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2. « C'est là un fantastique dispositif pervers qui apparaît soudain. Il crée d'un coup trois entités hautement pérennes (jusqu'à aujourd'hui) : la grande classe des névrosés qui sont tenus en bride, la petite classe des scélérats servant de repoussoir, la mini-classe indiscernable des pervers s'employant à tondre la laine sur le dos des premiers.
Nul doute que ce dispositif a été compris par les premiers capitalistes – c'est très probablement pourquoi, en bons pervers, ils ont fait brûler les œuvres de Mandeville. Car le bougre disait tout. » (p. 72)
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4. « Quelle serait alors la maxime de ce nouveau saint pervers qui règne depuis maintenant trois siècles ? Baise ton prochain et ainsi tu feras le mieux que tu puisses faire pour faire jouir Dieu et le monde ! » (p. 106)
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