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Critique de berni_29


Chère Anne,
Je voudrais démarrer cette lettre par une citation de Platon : « Il y a une admirable énergie dans l'obstination de la douceur. » Et dans votre magnifique essai, Puissance de la douceur, vous avez introduit votre propos par celle-ci de Marc-Aurèle : « La douceur est invincible ».
J'ai commencé à venir vers vous lorsque vous n'étiez déjà plus là, à quelques jours près. Mais ce n'est pas pour cela. Pour des raisons professionnelles je devais effectuer une recherche sur le thème du risque et ainsi j'ai fait votre connaissance par hasard dans votre très bel essai Éloge du risque.
Puis une amie d'ici, Piatka, je lui en suis reconnaissante, m'a pris la main pour franchir la rive du temps et vous rejoindre de l'autre côté où vous étiez peut-être déjà, découvrir ce roman ultime, Souviens-toi de ton avenir, que vous veniez de transmettre par courriel, à votre éditeur, quelques minutes avant de descendre sur cette plage de Méditerranée d'où vous ne remonteriez jamais plus...
Chère Anne, comment parler de douceur après cela ?
Et pourtant c'est possible et je suis sûr que vous le désirez. Je suis sûr que vous allez m'aider un peu. À votre tour, prenez-moi la main pour éviter que je ne tombe dans les pièges qui m'attendent ici à chaque pas que je franchis : ne pas parler de ma vie, de la douceur que je ressens ou celle qui me manque, tout cela n'intéresse personne et l'autre piège : éviter de vous paraphraser, résumer votre magnifique essai en des phrases picorées pêle-mêle et qui n'auraient plus de sens ôtées de leur contenu et de leur contexte...
Allons-y, je me lance, tant pis si je trébuche, je me relèverai avec douceur...
Déjà ne comptez pas sur moi pour écrire ici des béatitudes dignes d'un livre de développement personnel. Je pense que la douceur est subversive. Voilà, c'est dit. C'est peut-être ce que nous dit Platon, Marc-Aurèle, vous aussi. Quant à nous lecteurs, nous sommes impuissants à trouver les mots qu'il faut pour le dire, alors nous avons recours à des philosophes, des poètes, des auteures comme vous, pour comprendre cette chose insaisissable qu'est la douceur.
La douceur est une forme d'anarchie dans notre monde lisse qui expose l'individuel et la performance comme seuls modèles valables d'existence.
Chère Anne, j'ai aimé votre regard pour chercher et visiter cette douceur à travers les âges, à travers la géographie du monde, à travers les arts. Rien ne vous échappe. Vous nous aidez à venir vers elle, à la déceler là où elle se cache, là où on ne veut pas la voir. On n'ose jamais parler de douceur.
La douceur vient sans doute de l'enfance... Est-ce pour cela qu'elle demeure en nous comme une énigme ?
Tiens, un quiz à l'attention des quelques amis qui lisent cette chronique... Combien de fois avez-vous prononcé le mot douceur aujourd'hui ? Pas facile... Ne vous troublez pas, j'élargis le champ pour vous aider : dans la semaine ? Dans le mois ? Dans l'année ? Mais quoi, ce mot est-il si dangereux, plein de soufre pour qu'on n'ose pas le prononcer au risque de paraître mièvre ou mielleux... ?
Chère Anne, vous voyez, personne ne me répond... Vous aviez raison d'écrire ce livre, remettre ce mot, ce concept, ce sentiment, je ne sais pas comment on peut l'appeler, au cœur de nos vies. Nous en avions tellement besoin.
Pourtant, la douceur est partout, aux abords de nos vies, autour, en dedans, et après... Vous dites là où elle se pose, là où elle se terre. Vous nous aidez à avancer pas à pas, dans les méandres de nos vies tourmentées, soulever une pierre, ouvrir une porte, regarder la personne qu'on aime, soulever ses paupières, fermer les yeux à notre tour et sentir enfin cette douceur attendue au fond de nous prête à venir comme une vague, emplir le réceptacle de notre corps, pour peu que nos cœurs l'entendent venir aussi, ça c'est une autre chose merveilleuse, elle viendra aussi à cet endroit.
La douceur est une gourmandise, un geste sensuel offert à l'autre. Une invitation.
Chère Anne, j'ai aimé quand vous m'avez pris la main pour visiter quelques magnifiques classiques que j'ai appréciés par-dessus tout. L'Homme qui rit, de Victor Hugo. Y-a-t-il de la douceur dans le sourire de Gwinplaine, à jamais figé dans une cicatrice que des hommes lui ont infligés ? L'amour et la fidélité de Gwinplaine et de Déa sont aussi des marques de douceur infinie, parmi la brutalité qu'ils doivent affronter. C'est leur force.
Rimbaud, Baudelaire, Flaubert, Tolstoï, Dostoïevski, on ne soupçonnerait pas trouver de la douceur dans leurs phrases, mais vous, il est vous est arrivé de soulever des pages et des mots et de les faire surgir comme des rais de lumière dans le bruissement des arbres.
La douceur est puissante, alors qu'on la croit molle comme une chique ou simplement délicate comme une caresse, ce qui n'enlève rien ni à la caresse, ni à la délicatesse. Elle peut être violente aussi ou provoquer de la violence. Mais oui...
Comment avez-vous fait pour déloger cette douceur là où on ne la soupçonne pas ? Dans l'exil ? Dans la noirceur du jour, du chemin qu'on attend ? Dans l'aube qui traîne ses ramures... ?
La douceur est de passage.
Chère Anne, si la douceur est de passage, pouvons-nous la retenir encore un peu près de nous ? Saisir sans violence, ou peut-être faut-il le faire avec violence, le geste qui la retiendra encore un peu près de nous. Car la douceur prend soin de nous.
Mais la douceur est un chemin aussi. Un chemin qui part, qui revient.
La dernière page du livre parle de paix, du moins d'une forme de paix, une trêve parmi la guerre. Un témoignage beau qui montre que la douceur est possible dans les moments les plus improbables.
La douceur est beauté.
Chère Anne, je referme votre livre et les mots bruissent encore comme des abeilles autour de la ruche. Le miel viendra après comme une douceur...
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