C’est épouvantable, le cinéma ; c’est comme le marché du pétrole, du blé, de l’or, des armes : une équivalence totale. Moi, je montre la caméra comme la vérité ; j’imagine, puisque j’ai un besoin absolu de la montrer, j’ai un besoin irrépressible plutôt, de la montrer, de montrer les moyens. Là, on vient de tourner un plan d’une minute qui est la glace cassée des Roches Noires, du hall des Roches Noires, avec les projecteurs, tu vois. Des pieds de caméras, des gélatines — et qui montrent quoi : les moyens dont on disposait, et qui sont très... très petits.
On ne peut pas aimer d’amour un enfant de six ans, et pourtant ça existe. Je ne savais pas qu’on pouvait aimer d’amour un frère, et ça existe. Alors il y a une sorte de parallélisme entre ces deux sujets qui m’a beaucoup frappée, quand même ; qui aurait fait que j’aurais voulu beaucoup les tourner dans le même temps, dans le même lieu, avec le même manque de moyens.
Et les livres restent. Et en plus, quand on lit un livre, il y a une imagination qui fait qu’on peut vraiment être avec quelqu’un ; que la personne revit, que son imagination revit — même si ce n’est pas la personne elle-même. Tu dis que, quand quelqu’un te parle d’un livre, tu es la dernière personne à pouvoir en parler parce que tu n’es plus la même personne...
. Je crois qu’il y a une perdition de l’individu à travers toute cette perdition fragmentée... de ses pulsions, de son désir, de son amour, de sa connaissance, de son entendement, de son imaginaire, voyez. Parce que désirer quelqu’un d’autre que son mari, pour une femme, au dix-neuvième siècle par exemple, c’était basculer dans un imaginaire différent, c’était inventer tout. Peut-être la chose la plus grave pour quelqu’un — je parle d’un homme ou d’une femme —, c’est de ne plus souffrir de jalousie, par exemple. C’est-à-dire ne plus connaître le désir, puisque le désir est une passion absolue et — comment dire ? — irréfragable.
Pourquoi on ne peut pas montrer le bonheur ? On ne peut pas le montrer et on croit qu’on peut le montrer dans tous les films américains ! La femme qui sourit, le mari qui revient de son travail : « Bonsoir ma chérie, bonjour ma chérie, au revoir ma chérie, quel bonheur de... Tu deviens de plus en plus belle », etc., etc. C’est parce que le bonheur n’existe pas. Alors ils essayent de nous montrer ce qui n’existe pas. Moi, j’essaye de montrer ce qui existe. C’est-à-dire que le bonheur n’existe pas et que c’est dans l’inexistence du bonheur que le bonheur existe.
Vidéo de Marguerite Duras