Si un professeur de théâtre ne nous avait pas demandé de lire "
La Visite de la vieille dame" dans le but de nous faire travailler le texte de la pièce, je ne l'aurai probablement jamais lue, ni même découverte. En effet, je n'avais absolument jamais entendu parler de ce monument de noirceur et de son auteur, le prolifique romancier et dramaturge suisse
Friedrich Dürrenmatt... Même si je ne suis pas certaine de poursuivre plus avant mon exploration de la bibliographie de ce dernier, je ne regrette pas cette lecture même si elle m'a mise très mal à l'aise... Cependant, si je veux être pleinement honnête, je crois que c'est ce même sentiment de malaise qui m'a fait aimer "
La Visite de la vieille dame" et son ton aussi cynique que vitriolé, l'intelligence provocatrice de son propos, son audace...
Autrefois prospère, la petite ville de Güllen est aujourd'hui au bord de la faillite. La banqueroute a fermé les usines, ruiné les commerces, privé de pain et de feu les foyers même les plus aisés et la bourgade ressemble aujourd'hui à ces villes industrielles désaffectées et laissées pour compte, amochées par le béton et l'abandon, ravagée par la paupérisation... Pour ses habitants, il n'y a plus guère d'espoir de voir couler à nouveau des rivières de miel et de lait dans la ville, plus d'espoir de sortir de ce marasme gris, gluant dans lequel chacun semble s'enfoncer... Il y a bien le maire de la ville qui bataille encore mais sans trop y croire...
Non il n'y a plus d'espoir... A moins que... Une lueur peut-être, très loin au bout du tunnel, une lueur qui débarque en ville par le train de onze heures vingt sept. Cette lueur a pour nom Claire Zahassian. La vieille dame aujourd'hui richissime et qui doit sa fortune à sept mariages successifs est de retour dans la ville qui l'a vu naître et grandir. Elle a bien changé, d'ailleurs, la petite Claire qui courait pieds nus, libre et fantasque et la voilà aussi bardée de millions que de visons, nanti de son pâle époux du moment. le salut de la ville viendra peut-être de cette femme que le maire, l'épicier et le professeur, promus comité d'accueil, voient déjà comme une bienfaitrice, une bonne fée un peu abimée. Bien sûr qu'ils espère lui soutirer ses millions, d'autant qu'elle a elle-même laissé entendre que ce serait possible... Les millions de la vieille sauverait la ville et ses habitants, vous pensez. Que ne feraient ils pas les braves gens de Güllen pour cet argent? Alors, ils écoutent la Zahanassian. Religieusement. Dévotement.
Et quand elle annonce que oui, elle leur versera des millions, c'est le ciel qui s'entrouvre jusqu'à l'énoncé d'une condition pour le moins impolitiquement correct: en échange de son or, elle veut une vie. Elle veut et elle ordonne que quelqu'un tue l'épicier, Alfed Ill. Celui qui fut autrefois son fiancé la mit alors enceinte avant de l'abandonner et Claire veut sa vangeance.
A partir de là, c'est l'escalade, pour le pauvre Alfred Ill d'abord, qui convaincu du soutien de ses concitoyens se retrouve aux prises avec l'attitude de plus ambiguë envers lui de ces derniers; pour les villageois qui oscillent, hésitent entre la morale et l'appât du gain; pour les spectateurs/lecteurs enfin qui insistent avec impuissance, dégout et fascination à la montée de la tension qui envahit peu à peu la pièce jusqu'à en rendre l'atmosphère étouffante, oppressante jusqu'à l'insupportable...
Le malaise s'installe peu à peu et s'allie étrangement à une forme d'humour très noir, très cynique qui nous offre alors des passages proprement jouissifs. C'est étrange, c'est audacieux et c'est furieusement inconfortable. Oui on rit, on applaudit la dénonciation de l'avidité et de l'individualisme de la société, mais finalement, qui sont ces personnages veules, fauves, avides, âpres au gain, prêts à tout, hypocrites si ce n'est... nous? Qui peut dire comment nous réagirions face à un tel dilemme? Qui pour oser prétendre qu'une vie vaut mieux à nos yeux que des millions? Bien sûr, on aimerait tous être purs, réfléchis... Bien sûr... Mais qui sait vraiment?
Alors oui, cette pièce en trois actes est grinçante et jouissive, corrosive et arrosée de vitriol, réjouissante et engagée mais elle est aussi profondément dérangeante et c'est aussi ce qui en fait le sel.
Et puis ce rythme, ces entrées et sorties de scène virevoltantes.
Et puis cette vieille dame qui telle un chat jouant avec des souris tire les ficelles du drame qui se joue sous ses yeux, ce drame déguisé en farce grotesque.
Et puis cette scène qui termine l'Acte II où l'angoisse est à son comble.
Et puis ces réplique qui font mouche autant que sens.
Et cette chute, cette chute génialissime qui dit en quelques répliques toute l'hypocrisie du genre humain prêt à cacher derrière de pauvres idéaux falsifiés et une morale inattaquable ce qu'il a de pire. Cette chute, cette fausse morale martelée par le maire et le professeur...
Sombre, inconfortable, cynique mais terriblement lucide et encore plus intelligent.
A lire, à voir.