AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de pleasantf


Les Physiciens de Dürrenmatt est une pièce peu jouée aujourd'hui en France alors qu'elle a connu un grand succès en Europe et particulièrement dans les pays germanophones dans les années qui ont suivi sa première en 1962. Elle est représentative d'un théâtre à thèse et engagé, dans l'esprit de celui de Brecht, qui n'est plus vraiment dans l'air du temps en ce début de XXIème siècle. Pourtant la pièce de Dürrenmatt me semble particulièrement d'actualité. Tout en développant une histoire avec des rebondissements et des situations comiques, son ambition, fort sérieuse, est de confronter le spectateur à la problématique de l'éthique dans la science et de le faire réfléchir à la possibilité d'un usage nocif des progrès scientifiques et à la façon dont il faut s'organiser collectivement pour empêcher les dérives. Certes le contexte n'est plus celui de 1962. La pièce fait référence aux éléments de l'époque : la menace s'appelait bombe atomique et le monde était déchiré entre deux blocs (USA contre URSS) qui utilisaient la science à des fins politiques ou idéologiques. Aujourd'hui, il faut lire la pièce en pensant aux biotechnologies ou à la capacité de traiter d'immenses quantités de données et aux changements que ceux-ci risquent d'introduire dans l'espèce humaine.

La force de la pièce est de poser ces questions philosophiques et politiques en se plaçant sur le terrain de la farce grotesque ou de l'absurde. Trois scientifiques sont internées dans une clinique psychiatrique. le premier se prend pour Einstein, le second pour Newton et le troisième du nom de Möbius s'entretient régulièrement avec le roi Salomon. Qui plus est, les trois malheureux commettent chacun un meurtre en étranglant leur infirmière attitrée (un parallèle est dressé avec les meurtres indirects dont la science et ses applications peuvent être l'origine). L'inspecteur de police Voss est présent sur place pour enquêter. La directrice de la clinique, l'héritière von Zahnd, règne sur son domaine.

En réalité, le savant Möbius n'a rien d'un fou. Il a découvert les lois de l'univers et pour ne pas que celles-ci soient mal utilisées et mettent en danger l'humanité, il a décidé de vivre coupé du monde dans un asile et de détruire ses travaux. Il réussit à convaincre ses deux collègues du bien-fondé de son approche. Ceux-ci, aussi peu fous que lui, viennent de deux puissances antagonistes et symbolisent deux attitudes possibles du scientifique, aussi peu satisfaisantes l'une que l'autre : se consacrer uniquement à la science pure sans se préoccuper de l'usage de son savoir ou se mettre au service du pouvoir politique en travaillant sur les applications de son savoir. Pourtant par le dénouement de la pièce, Dürrenmatt nous montre que le choix de Möbius n'est pas le bon. le savoir ne peut pas être mis sous clé et la politique de l'autruche n'empêche pas qu'il tombe en de mauvaises mains (politiques ou économiques). La pièce appelle à des choix faits de manière collective sur l'usage des avancées scientifiques.

Au-delà des trois physiciens, les autres personnages sont des archétypes de leur profession et en quelque sorte symbolisent chacun un corps social. le policier consciencieux du premier acte laisse couler au deuxième et peut être vu comme le symbole de la démission du pouvoir politique de nos sociétés européennes face aux enjeux fondamentaux. La directrice humaniste du premier acte devient une dingo prête à tout et avide de pouvoir et peut être vue comme le symbole de toutes les dérives mercantiles de certains acteurs de la société. Une de ses répliques à propos des fausses identités de ses patients fait directement référence à une phrase de Göring lorsqu'il disait ‘c'est moi qui décide qui est Juif'. L'ex-épouse de Möbius et son nouveau mari, un missionnaire sur le point de partir évangéliser les indigènes à l'autre bout du monde, sont des bien-pensants et des symboles de l'Eglise dont se moque Dürrenmatt.

En conclusion : une pièce qui recèle des possibilités de mise en scène intéressantes et qui gagne à être connue et à être vue sur scène plus souvent.

Commenter  J’apprécie          80



Ont apprécié cette critique (6)voir plus




{* *}