L'uchronie est un genre littéraire hautement stimulant d'un point de vue intellectuel ... quand il est bien servi. Ce n'est malheureusement pas le cas ici. Jean Dutourd part d'une idée simple : la Révolution française est la matrice du 19ème siècle et, partant, du 20ème siècle. Sans Révolution française - si Louis XVI n'avait pas reculé devant les idées de constitution et de république, s'il n'avait pas fui honteusement à Varennes, si la Corse était demeurée génoise ... -, point de romantisme, point de révolution industrielle, point de socialisme et point de guerres mondiales.
Si certaines idées demeurent intéressantes, Dutourd montre clairement plusieurs limites dans cette uchronie : considérer les seuls évènements français comme matrices des siècles, c'est oublier l'Europe (notamment le Royaume-Uni dans le cas de la Révolution Industrielle). Certes, la Révolution fut une période terriblement sanglante, et des actes irréparables, tant envers les personnes qu'envers les biens, furent commis. Mais il y a chez Dutourd, dans ce livre, une franche opposition aux origines du régime républicain. D'autres exemples - celui de la Louisiane notamment - plombent le propos, ainsi que l'omniprésence de la téléologie dans la réflexion historique. Intéressant pour la forme, le feld-maréchal se révèle franchement décevant sur le fond.
Dans ce livre d'"Histoire-fiction", Jean Dutourd se demande ce qui serait arrivé si Louis XV n'avait pas acheté la Corse. Au pire, Bonaparte aurait été feld-maréchal au service de l'Autriche et l'Europe n'aurait pas eu un million de morts à déplorer. Enfin, Napoléon en prend pour son grade ! Premier dictateur de l'époque moderne, monstre sanguinaire à l'égo surdimensionné, nous sommes bien loin de l'image d'Epinal de successeur d'Alexandre et De César, de libérateur de l'Europe etc, etc ...
Livre passionnant car on n'y trouve pas ce qui traine partout. On nage même souvent dans le politiquement incorrect. En effet , Monsieur Dutourd ne cachait pas ses penchants royalistes. Comme un vieux sage , notre Immortel distribuait bons-points et mauvaises notes , démolissait pas mal d'idées reçues, taillait des croupières à droite et à gauche. C'est revigorant, même si on n'est pas toujours d'accord avec tout. Aujourd'hui, c'est tout juste si on ne l'a pas déjà oublié. Heureusement qu'il nous reste ses livres et quels livres ...("Le Bon beurre" , "Les taxis de la Marne")
Et si Napoléon était né… autrichien ?
Cet ouvrage, paru en 1996, a attiré mon attention par son titre volontiers racoleur.
Napoléon, feld-maréchal autrichien ? En fait, toute l'érudition de l'auteur est mise au service d'une bien intéressante thèse: et si la révolution française n'avait pas eu lieu ? et si Napoléon n'était pas né français ? .../...
Un des axiomes de Napoléon était qu'on obtient tout des hommes en faisant appel à leur honneur. Il en a prouvé la justesse par les prodiges
qu'il a obtenus des Français tant qu'il les a menés. Le mot « impossible n'est pas français » qui a l'air, aujourd'hui, d'une vantardise ridicule et qui, pour son auteur, était plutôt inspiré par la propagande ou la flatterie démagogique, a été néanmoins, pendant quinze ans, une vérité. Et cette vérité-là s'est imprégnée profondément dans l'âme de la nation. Après Waterloo, comme on ne pouvait plus réussir l'impossible dans le
domaine de la guerre et de l'hégémonie politique, on l'a cherché ailleurs. Sans le bouleversement politique et militaire, conjugué avec la magnifique administration impériale, il n'est pas sûr que Hugo, Baudelaire, Verlaine, Proust, Delacroix, les impressionnistes, etc., fussent apparus ou du moins que ces grands hommes eussent été aussi libres qu'ils le furent dans
l'exercice de leur art, bridés qu'ils auraient été par un vieux classicisme bourbonien plus tenace que celui que la bataille d'Hernani, ce Marengo
du romantisme, mit définitivement en déroute dans la mémorable campagne de 1830. Le classicisme aurait duré encore trente ou quarante ans, retardant d'autant le mouvement de la pensée et des arts, ce qui n'eût pas eu que des inconvénients, car tout marche du même pas la science, l'industrie, la technique n'auraient pas connu l'accélération qui donne un visage si inquiétant et si laid au XXe siècle et l'a alourdi de toutes les incommodités de ce qu'on appelle le progrès.
Les monarchies sont fondées sur l'habitude et les républiques sur la raison. Celle-ci s'efforce de rendre tout plus clair, plus simple, plus équitable, plus arithmétique, plus commode, plus rapide. Or les sociétés n'ont pas plus besoin de la raison que le monde ; elles n'ont pas besoin de concepts, mais de repères, de poteaux indicateurs grâce auxquels les hommes retrouvent quasiment les yeux fermés leur chemin dans les brousses du présent. La vertu apaisante de la monarchie est de donner aux peuples qu'elle régente, par ses cérémonies, ses rites, son étiquette, son aspect immuable, l'illusion que rien ne bouge, ou peu de chose, et fort lentement, qu'on a tout son loisir pour contempler la vie, et même comprendre ce qui est derrière, que rien jamais ne presse, que ce qui était incontestable il y a cinquante ans n'a pas cessé de l'être. Une loi à laquelle on ne touche pas, qu'on ne songe pas même à discuter, devient à la longue indolore ; on n'en sent plus la rigueur ou le cas échéant l'injustice, elle fait partie du décor comme un arbre, un rocher, un torrent dont on s'est accoutumé, qu'on voit à peine, qui occupaient déjà leur emplacement avant la naissance de notre génération et de la génération de nos parents.
La Révolution française a fait faire un saut à l'humanité que celle-ci, autrement, n'eût jamais fait, et l'on peut bien dire que l'état de la planète, aujourd'hui, deux cents ans après, est complètement notre œuvre, que nous en sommes responsables jusque dans les plus petits détails. Les trois guerres de 1870, 1914 et 1939 découlent directement de la mort de Louis XVI et de l'expulsion de Charles X. Cela est si évident, cela crève tant les
yeux qu'on ose à peine l'expliquer. La France postrévolutionnaire et impériale ayant créé l'Allemagne comme un biologiste fou crée un
monstre, le monstre, dès qu'il a été assez robuste, s'est jeté sur le sorcier, afin de le manger. La première fois le sorcier a été sévèrement mutilé, mais n'est pas mort ; la seconde fois il est parvenu, non sans peine, à vaincre la grosse bête ; à la troisième fois il a été croqué en six semaines, et il n'a pas fallu moins qu'une coalition formidable pour venir à bout de l'enfant
dont nous avions accouché. Victor Hugo, en évoquant Waterloo, s'écrie : « D'un côté, c'est la France et de l'autre, l'Europe. » En 1945, d'un
côté c'était l'Allemagne et de l'autre le monde.
Dans quelle ville Jean Dutourd a-t-il vu le jour?