Pour ceux qui aiment Lodge et ses descriptions du monde universitaire et de la recherche anglais, ils apprécieront la "version française". On y trouve le même humour, la même finesse d'analyse et cela nous permet de mesurer les différences existant entre les deux sociétés. Bien loin des chrétiens anglais terrorisés par la méthode de contrôle de naissance par prise de température (Lodge), on débarque avec Dutour en plein Mai 68 et ses théories de l'amour libre. C'est encore plus drôle que l'on peut rire librement de la génération de nos parents tout en observant que peu de choses ont changé depuis. Les réflexions sur le "pseudo langage scientifique" (qui est aujourd'hui totalement intégré dans le discours quotidien) est hilarante. A lire et relire!
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C'est vraiment très drôle; j'ai beaucoup aimé! C'est une satire comme on ne s'en permettrait plus...!
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...En trois ans, et malgré une infinité de leçons, elle n'était pas arrivée à obtenir son permis de conduire... et il y avait peu d’apparences qu'elle y parvint jamais. Tantôt c'était le code de la route que son esprit rejetait, ne trouvant pas d'aliment spéculatif dans ces énumérations de choses pratiques, tantôt telle précaution qu'elle oubliait, comme d'actionner le clignotant pour indiquer qu'on tournait à droite ou à gauche. Un tremblement nerveux s'emparait d'elle lorsqu'elle s'installait dans la voiture-école, que la tête résignée ou apeurée du moniteur n'était point faite pour calmer. Elle se cramponnait au volant comme un naufragé à une planche, faisait grincer horriblement les vitesses, confondait la pédale de l'accélérateur avec celle du frein, ce qui pouvait être ennuyeux, mais ne l'était pas plus en tout cas que la buée que toute cette émotion projetait sur ses lunettes, ce qui avait pour effet qu'Adeline les enlevait afin de les nettoyer, lâchant le volant, et, de myope, devenait pendant quelques secondes presque aveugle. Au début les moniteurs se seraient battus pour enseigner à cette jolie fille les arcanes de l'embrayage et la symbolique des panneaux routiers; mais l'embarquement pour Cythère tournait si vite à la descente dans le maelström que bientôt... ils rivalisèrent d'ingéniosité pour échapper aux soixante minutes d'épouvante que représentait chaque leçon avec elle.
A ces plaisirs intellectuels s’ajoutaient, pour les célibataires ou les gens qui n’avaient pas amené leur conjoint avec eux, les occasions d’aventure avec un collègue également esseulé ; il arrivait que des sociologues femelles, inapprochables à Paris, soit parce qu’elles étaient mariées ou qu’elles avaient une liaison accaparante, soit parce qu’elles ne voulaient pas donner de pâture aux bavardages, s’alanguissent soudain à Lyon ou à Stockholm, loin de leur milieu naturel. C’était là des aubaines à ne point négliger, piquantes comme des amours de vacances. Lorsque les séminaires ne comportaient qu’un nombre restreint de participants et étaient censés traiter de « topiques » (sujets) spécialement profonds, ils prenaient le beau nom de « symposium » (les puristes disaient symposia, au pluriel). Il y avait enfin les congrès, qui avaient aussi leur charme, à cause du grand choix de partenaires qu’ils offraient. Notons, pour être complet, que ces assemblées changeaient de nom dans les hôtels où elles étaient logées : elles s’appelaient alors des « conventions », ce qui, à y regarder de près, n’était pas trop flatteur ; en effet, c’était le mot dont se servaient indifféremment les aubergistes lorsqu’ils logeaient, à prix réduit, une corporation quelconque : convention des quincailliers, des électriciens, des vendeurs de télé, convention des voyageurs de commerce. « Séminaire » même était galvaudé. Il n’était pas de si humble « catégorie socioprofessionnelle » qui ne tînt à honneur d’en organiser. Dieu merci, on avait un mot en réserve qui n’était pas mal, encore qu’un peu vieillot, pour se démarquer de ces primaires : « colloque », qui du reste revenait en force et qui avait l’avantage de donner « colloquants », alors qu’il était difficile de dire « séminaristes ». Etait-ce un colloque ou un séminaire vers quoi Jean-Claude Simonot se rendait au volant de sa deux-chevaux ? Plutôt un colloque, voire un symposium car il ne réunissait pas plus d’une trentaine de chercheurs du CNRS, parmi les plus relevés, et l’on pouvait à peine parler de convention à l’hôtel Panoramic où se retiraient ces pionniers des sciences humaines après leurs travaux, dans des chambres offrant toutes les commodités de la vie moderne et où chaque détail était étudié pour inspirer à l’occupant une noire tristesse, comme si la laideur était une rançon obligée du confort (ce qu’elle est peut-être, après tout).
* Avec un texte de soixante pages, elle était parvenue, par ses annotations, ses dissertations, ses comparaisons, à produire un volume de trois cents pages dont le moins qu’on pût dire est que la lecture était difficile. Cette difficulté n’avait pas rebuté ses collègues qui jugèrent, non sans dépit, que Mlle Jolivet, pour son coup d’essai, avait réussi un coup de maître. Quant à elle, sa prouesse lui insuffla la vanité des universitaires d’aujourd’hui qui ont une illusion semblable à celle des metteurs en scène de théâtre et des chefs d’orchestre, à savoir que leur interprétation d’une œuvre est plus intéressante que l’œuvre elle-même et qu’il y a autant de « créativité » (c’est leur mot) à expliquer qu’à inventer, surtout si, à force de sollicitations et de gloses, on démontre que l’auteur a dit autre chose que ce qu’il croyait avoir dit. Annoter son propre ouvrage fournissait à Adeline un plaisir supplémentaire, qui était de traiter sa prose comme celle d’un écrivain célèbre, au point que, parfois, il fallait qu’elle se retînt pour ne pas critiquer ou contredire en note ce qu’elle avait affirmé dans le texte.
* Mme Schwob regardait son mari assis en face d’elle avec l’air de supplication de Mme du Barry mendiant au bourreau une minute de vie. Elle voyait les nuages les plus noirs se former sur le front de M. Schwob. « Il faut faire quelque chose, tout de suite, songea-t-elle, sinon c’est l’horreur ! » « Ma petite Adeline, dit-elle avec son sourire le plus mondain, vous permettez que je vous appelle Adeline, n’est-ce pas ? Ma petite Adeline, il y a certains milieux où certains sujets sont sacrés. Dans le nôtre, c’est le Général. Tout le monde a ses faiblesses. Nous sommes, mon mari et moi, ce que les journalistes appellent des gaullistes historiques. A part cela, nous n’avons pas de vices, je vous le jure. N’est-ce pas, chéri ? Je n’ai pas d’amant. Tu n’as pas de maîtresse, du moins je me plais à le croire. En fait, si, tu as une maîtresse : le Général. Dieu merci, tu ne le vois pas tous les jours de cinq à sept dans une garçonnière. Bref, ma petite Adeline, si vous voulez parler du Général dans cette maison, faites-le avec des superlatifs. Au-dessous des superlatifs, mon mari enfile sa combinaison, saute dans son Spitfire et tire sur tout ce qui vole. Chéri, ne tire pas sur Mlle Jolivet, je te le demande. Elle est trop jolie pour être descendue en flammes. Si elle nous fait le plaisir de revenir, ce que j’espère, je l’instruirai, je lui ferai lire les livres saints, c’est-à-dire les Mémoires de guerre, et je suis sûre qu’elle deviendra une adoratrice très convenable. A condition, bien sûr, que Laurent ne défasse pas mon travail derrière mon dos.
* M- Schwob considérait Adeline avec la perplexité d’un touriste qui écoute une femme du Zanzibar s’exprimant en souahéli et qui, grâce à quelques mots d’anglais par-ci par-là, entrevoit le sens général de la harangue.
* Cette pauvre gourde ne connaissait de Paris que le périmètre sorbonnard et les facultés. Dans son genre, elle aussi était une déracinée, mais son déracinement était bien plus complet que celui des Alsaciens-Lorrains après la guerre de 1870 : elle était une déracinée de l’esprit ; elle s’était retranchée de tout ce qui fait l’attrait et la richesse d’une créature humaine, c’est-à-dire son appartenance à une civilisation ; elle avait poussé le déracinement jusqu’à abandonner sa langue maternelle, à l’échanger contre un sabir incompréhensible aux bonnes gens de chez nous, sacrilège majeur pour M. Schwob, qui n’avait pas oublié l’émotion qui les saisissait, lui et sa femme, ni le battement de cœur qui arrêtait leur souffle à Londres au temps de la guerre, quand ils entendaient par hasard parler français dans la rue ou dans une boutique, quand cette divine musique de leur enfance résonnait inopinément à leurs oreilles au milieu du concert anglo-saxon et, plus puissante que l’illustre madeleine de Proust, faisait surgir toute leur vie passée devant eux, tout un monde perdu. Quelle martienne Laurent leur avait-il amenée ? C’était bien la peine de se livrer à tant de momeries, d’aller pieusement à la synagogue, d’embêter la terre entière à cause d’une tranche de jambon, de se conduire en Juif du Moyen Age, pour s’amouracher de quelqu’un qui ne croyait à rien, qui ne tenait à rien, pas même à sa propre essence,qui était ce qu’on peut trouver de pire dans le genre moderne. Il adressa à Mme Schwob un regard si accablé qu’elle ne put s’empêcher de sourire.
"l'accouchement dura dix sept heures...Non seulement elle souffrait mort et passion à mettre au monde un petit imbécile qui refusait d' y entrer, mais encore on la désolait en lui montrant de manière saisissante ce qu'elle manquait....La vie vous joue parfois de ces tours... N' y avait-il pas quelque chose de bourgeois, c'est à dire d'infâme, alors que Paris traversait des convulsions grandioses, à choisir les servitudes déshonorantes de la femme-esclave plutôt que les responsabilités de la combattante d'aujourd'hui ?
Les émeutes de mai 1968 furent pour Jean-Claude et ses collègues le genre d’évènement dont les enfants raffolent... car on sait dès le début que l'on ne va nulle part et qu'il faudra bien un jour où l'autre, quand les grandes personnes se seront ressaisies et que la grande personne en chef, c'est-à-dire le général de Gaulle, aura fait la grosse voix, arrêter la récré du siècle
Balzac aujourd'hui ? - Maurice Bardèche, Jean Dutourd.
Emission "En toutes lettres", 29 octobre 1968.