Trinity, Trinity, Trinity…Comme une incantation, un mantra, une psalmodie. Ce livre est un peu un ovni littéraire, s'inscrivant dans un univers artistique global porté par son auteure, qui décline le thème de ses oeuvres écrites dans des installations, qu'elle met en place dans différents lieux d'expositions dans le monde.
Le récit s'inscrit complètement dans le temps présent, et se projetait même quelques mois après sa publication au Japon en 2019, au moment de l'ouverture prévue des jeux olympiques, à l'origine à l'été 2020. le narrateur principal est une femme d'âge moyen, mère célibataire et active, qui doit rapidement faire placer sa mère qui commence à souffrir de démence sénile. Sa fille lui cause aussi quelques inquiétudes, de part son côté rebelle, et leurs difficultés à communiquer. Il faudrait encore ajouter la soeur de la narratrice…Un univers entièrement féminin donc, l'homme n'étant présent que virtuellement à travers un pseudo électronique, Cerbère, notre chère mère de famille ayant l'habitude de se connecter à un site de rencontre coquin, ce qui donne lieu régulièrement à de courts dials croustillants, généralement aux toilettes. Mais les vrais personnages principaux sont peut-être, collectivement, les vieux. Ces vieux japonais, qui se mettent à être frappés nombreux par une étrange maladie, la Trinity, qui leur fait porter et parfois brandir en s'agitant devant les caméras, qui suivent le trajet de la flamme olympique, une pierre noire, la « pierre de l'infortune », dans ce qui ressemble à de mini-attaques terroristes de type sectaire. En sourire ? Pas tant que ça, quand il s'agit d'une pechblende, qui n'est autre que du minerai d'uranium, pierre découverte jadis dans les mines d'argent de Bohème, à Saint Joachimsthal. Dès lors, l'auteur va revisiter à travers ce que raconte la pierre, les origines et l'histoire du cauchemar nucléaire : l'exploitation de cette mine européenne désormais épuisée, la découverte de la radioactivité, du polonium et du radium par
Marie Curie, le projet avorté de développement de la bombe atomique par le Japon via leur allié nazi, et évidemment la suite, ce Japon martyrisé en 1945, après d'ultimes essais de la bombe du côté de Trinity aux Etats-unis, et puis Fukushima en 2011…
Décidément ce nucléaire reste la hantise japonaise, dans un passé qui ne passe pas et des contestataires peu nombreux à s'exprimer mais qui ne lâchent pas. Les vieux démons de l'archipel sont là, ses faiblesses structurelles, les fractures et inquiétudes au sein d'une société qui vieillit rapidement, vieux qu'il faudra soigner, au sens propre mais aussi au figuré, alors qu'il se sentent de plus en plus marginalisés…La condition de la femme aussi, les mères célibataires, la virtualisation du sexe (phénomène pour le coup non spécifiquement japonais), les phénomènes sectaires (le Japon est le pays des sectes bouddhistes, généralement inoffensives, mais le pays reste marqué par l'attentat au gaz sarin dans le métro en 1995 commis par la secte Aum).
L'ambiance est brumeuse dans la tête de l'héroïne, la pierre noire ne la quitte pratiquement jamais et lui « parle » comme si elle prenait possession de son esprit, nous racontant l'histoire de l'atome, tel un tourbillon. Un roman parfois nébuleux donc, mais riche de nombreuses thématiques sur le Japon d'aujourd'hui et ses problèmes, qu'il ne fait souvent que suggérer. C'est pourtant précieux, car les romans japonais sont souvent traduits avec de nombreuses années de retard, même si cela tend à s'améliorer. Ici au moins, le lecteur peut sentir le pouls du pays quasi en direct, et ce n'est pas tout rose. Cette vision est intéressante, car minoritaire, il n'est pas politiquement correct de pointer les faiblesses du pays. En outre, nous apprenons énormément sur l'histoire du nucléaire et de la radioactivité, l'auteure est passionnée et s'est sérieusement documentée, les références de fin d'ouvrage en témoignent.
En conclusion, un roman qui se mérite, mais un ton et une réalité modernes, roman riche de thématiques diverses fort instructives sur l'état du Japon, qui donnent envie au lecteur d'en savoir plus encore.